Horizon 2019 : bibliothèques en prospective
Julien Roche
Les 19, 20 et 21 novembre 2009, s’est tenu à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) un colloque international intitulé « Horizon 2019 : bibliothèques en prospective ». Ce colloque participe d’une dynamique plus large de l’Enssib sur la thématique de la bibliothèque de demain *.
Avec son regard d’historien, Pascal Ory résume bien, en introduction, la difficulté de l’exercice proposé – prévoir l’imprévisible : « L’imprévisible pèsera toujours plus lourd, au final, que le prévisible. »
On doit tout d’abord louer la démarche à l’œuvre : si les bibliothécaires aiment à réfléchir – abondamment – sur leur métier, plus rares sont les occasions de se livrer à une analyse prospective d’ensemble, qui embrasse les différentes facettes de l’activité des bibliothèques. Exercice difficile, qui méritera d’être relu attentivement dans dix ans : « tout questionnement sera, avec le recul de l’Histoire, daté » rappelle très justement Pascal Ory.
Prévisible et imprévisible
Le colloque a été intelligemment organisé en trois temps : « enjeux et défis » le premier jour, « quelles missions pour les bibliothèques ? » le deuxième, « hypothèses et scénarios » le troisième.
Les enjeux d’ordre technologique sont revenus de manière récurrente. Une forte incertitude technologique pèse aujourd’hui sur le livre, et partant sur son environnement aussi bien culturel qu’économique (François Gèze). De manière globale, l’hypermédia internet (Olivier Donnat) place de nouveaux jalons fortement perturbants : éditorialisation de la société et désintermédiation notamment, ce qui pose la question de l’édition traditionnelle et du rôle des bibliothèques (Bertrand Legendre, François Rouet) dans un contexte de forte démonétisation du pilier historique qu’est le livre (Alain Cavalier).
La question des publics a été longuement abordée, sans fondamentalement apporter de perspectives nouvelles. Face à l’empire de l’individuation (F. Rouet), il faut remettre les publics au centre des préoccupations des bibliothécaires (Dominique Arot), s’adapter aux changements en matière d’usages (Terry Weech), développer des bibliothèques lieux de sociabilité (Anne-Marie Bertrand) : « L’enjeu majeur n’est pas la question du numérique, mais celle du lieu » (Patrick Bazin).
Nouvelles pratiques et choc technologique ébranlent les fondations même du métier de bibliothécaire. Le questionnement autour de l’utopie fondatrice des bibliothèques et de l’évolution – nécessaire – du métier est mis en lumière (D. Arot). Quelle place pour les bibliothèques et les bibliothécaires à l’heure des supports hybrides (A. Cavalier) ? Quelles convergences – indispensables – avec d’autres métiers, pour quelles compétences (T. Weech) ? Afin de conquérir de nouveaux publics, il convient d’abandonner toute posture trop technicienne (Georges Perrin), de développer et de valoriser un label « bibliothèque », garant de légitimité et de visibilité (T. Weech), ou encore de « coloniser les lieux numériques » (Alex Byrne).
Trois enjeux connexes sont enfin évoqués : le nécessaire renforcement du rôle des associations (A.-M. Bertrand), la question du maillage territorial (G. Perrin) et l’émergence de nouveaux champs de compétence pour les bibliothèques, comme la gestion des données (A. Cavalier).
Tous les intervenants s’accordent sur l’abondance et l’empilement des missions des bibliothèques. Face au « millefeuille des valeurs de référence » (F. Rouet), l’important semble être de choisir et de gérer les missions jugées prioritaires, ou assignées comme telles (A. Cavalier). Bibliothèques comme espaces de socialisation et d’intégration des différentes attentes des publics (P. Bazin), comme « fils d’Ariane » (A. Cavalier), qui doivent résolument adopter une posture plus dynamique que passivement cinétique (F. Rouet) et penser ainsi un nouveau contrat social de lecture (B. Legendre). Une refondation du rôle – traditionnel – de médiation au texte semble possible, voire nécessaire, notamment à destination du lecteur profane, dans une posture volontaire mais parfaitement pertinente de sélection assumée (Valérie Tesnière). Surtout, émerge la nécessité impérieuse de « développer une économie de l’attention et de la médiation » : ce qui est rare, c’est désormais le temps, et non plus la ressource, amenant les bibliothèques sur le terrain du profilage de l’information et de la modélisation des comportements de l’usager (A. Cavalier).
Hypothèses et scénarios
Exercice assurément le plus périlleux, la formulation d’hypothèses et de scénarios. La perspective d’une sévère déstabilisation, voire d’une déstructuration à échéance de dix ans, est évoquée (A. Cavalier), dans un contexte de fort développement du livre électronique, qui va changer la donne tant pour la librairie que pour les bibliothèques (F. Gèze). Nombre d’intervenants font le pari du renforcement de l’utilité sociale et citoyenne des bibliothèques, qui passe par la primauté aussi incontournable qu’évidente du service au public (A.-M. Bertrand), une entrée nécessaire dans le web social (Barreto Nunes), un positionnement volontaire, voire prosélyte, en matière de lutte contre la fracture numérique (Claudia Lux) et, partant, implique une révision complète et en profondeur des profils tant de recrutement que de formation (D. Arot).
D’une densité exceptionnelle, ces trois jours de colloque ont prouvé tout l’intérêt mais aussi les limites de l’exercice – difficile – notamment dans la confrontation des points de vue : lecture publique, documentation universitaire, monde de l’édition. Plusieurs échanges montrent notamment que bibliothécaires et éditeurs, liés plus que jamais par les incertitudes d’un futur nécessairement commun, gagneraient à se fréquenter plus assidûment, et que des spécificités typologiques (de plus en plus ?) fortes existent au sein des bibliothèques. Cette dynamique de réflexion étant appelée à se poursuivre, la démarche gagnerait assurément à être poursuivie et approfondie dans ces deux directions.