Livre numérique : offres et usages

Journée d'étude ADBS

Isabelle Antonutti

L’offre de livres numériques s’enrichit et se structure. Elle se diversifie au niveau des contenus, des modalités techniques et commerciales de diffusion et de commercialisation, des publics destinataires. Comment s’y retrouver, tant pour les professionnels que pour les particuliers ? Comment situer l’offre nationale par rapport à celle des acteurs étrangers et internationaux ? Présente-t-elle des caractéristiques spécifiques ? C’était le but de la journée d’étude « Livre numérique : offres et usages » du 20 novembre 2009, organisée par l’ADBS (Association des professionnels de l’information et de la documentation) que d’apporter des éléments de réponse à ces questions et à bien d’autres, notamment pour ce qui est des comportements des utilisateurs : qu’en est-il de l’appropriation effective de ces nouveaux contenus dans les secteurs académiques et professionnels ? Quelles sont les modalités d’acquisition et de lecture qui s’affirment ? N’y a-t-il pas des spécificités et des enjeux différenciés selon les secteurs ?

L’offre éditoriale et technique

Ruth Martinez, du GFII (Groupement français de l’industrie et de l’information), tenta en préambule une définition du livre numérique. Un livre numérique se définit par le support, le format et le contenu. Les différents terminaux de lecture incluent les readers, dont l’usage est peu développé au niveau professionnel, mais aussi les smartphones et autres terminaux. Les formats sont encore multiples, et parfois liés à une machine, même s’il existe beaucoup d’attente en ce qui concerne l’interopérabilité du format Epub. Les DRM (Digital Rights Management) sont largement utilisés par les éditeurs. Pour ce qui est des contenus, les éditeurs professionnels anglo-saxons sont nombreux : HarperCollins, Random House, Harlequin… En France, on peut citer Hachette Numilog, Editis, Eden Livres (Flammarion, Gallimard, La Martinière), L’Harmattan.

Pour ce qui est de la vente des contenus, des agrégateurs font office de centrale d’accès, comme Ebrary, Netlibrary, Mylibrary, Safari, Cyberlibris, Cairn. Mais ces agrégateurs ont rarement des offres complètes, et ne sont les revendeurs que de certains contenus : le marché est donc morcelé. D’autres acteurs sont importants, comme la librairie en ligne Amazon et son système de vente fermé, ou le réseau Barnes & Noble, qui disposera de son propre reader, Nook. Les modèles de vente sont aussi disparates que les plateformes. Les offres sont variées, avec de la vente titre par titre, par bouquet, des achats pérennes ou en location, des abonnements avec d’autres paramètres comme les frais d’accès, le nombre d’utilisateurs, les accès et/ou les postes. Des fonctionnalités spécifiques au livre numérique sont évoquées, comme la recherche sur le texte, le copier/coller, les notes, les signets, la navigation, l’export des notices… L’archivage est toujours en question, avec soit une copie sur DVD, soit des frais pour l’accès à la plateforme après l’arrêt de l’abonnement. En conclusion, Ruth Martinez indique que les éditeurs sont surtout mobilisés pour les demandes universitaires, et que des modèles économiques sont à inventer.

Comme pour l’illustrer, Alban Cerisier (Gallimard) présenta ensuite l’offre et le modèle de distribution d’Eden Livres, plateforme commune à Gallimard, Flammarion, La Martinière/Le Seuil… Eden livres est un entrepôt de gestion de fichiers numériques et de métadonnées, avec pour objectif de disposer d’un outil et d’une maîtrise de la distribution. C’est un outil professionnel pour les différents revendeurs, libraires mais aussi agrégateurs ou opérateurs (Orange ou Sony). Les grands éditeurs français souhaitent en effet un contrôle du prix de vente et du contrat de mandat, et la mise en place de cet entrepôt marque la volonté de ne pas dépendre d’un diffuseur unique, qui pourrait avoir une position dominante. La séparation des fonctions permet d’éviter les positions d’exclusivité, comme celle d’Amazon.

Dans des domaines proches, mais avec des logiques économiques bien différentes, Thomas Parisot présenta ensuite l’offre de bibliothèques numériques d’ouvrages de Cairn  1. Cairn (société belge) diffuse une soixantaine d’éditeurs de sciences humaines en langue française, revues (260) et monographies. Développant un modèle qui recherche un équilibre entre le public et le privé, le payant et le gratuit, Cairn est bien ancré dans le monde universitaire et connaît une croissance continue, passant de 400 000 visiteurs uniques en 2006 à 1 million en 2009. 43 % des utilisateurs ont moins de 30 ans, 25 % moins de 40 ans. Ce sont principalement des enseignants chercheurs ou des étudiants en master – le niveau licence ne représente que 10 % des profils. Pour 2010, de nouveaux contenus sont annoncés, avec des magazines plus « grand public » comme Sciences humaines, L’histoire, Le magazine littéraire, Alternatives économiques, mais aussi la collection « Que sais-je ? » (700 titres).

En appendice de cette présentation de l’offre et de ses moyens techniques, Hadrien Gardeur (Feedbooks)  2 proposa une présentation du protocole OPDS (Open Publication Distribution System), qui vise à « la mise en place d’un véritable écosystème ouvert et vivant du livre électronique, l’épanouissement d’un grand nombre d’entrepôts de livres électroniques et d’un grand nombre de libraires électroniques ». Derrière le lyrisme déclaratif, il y a plus prosaïquement un format de syndication pour la publication électronique qui permet l’agrégation, la distribution, la détection et l’acquisition de publications électroniques. OPDS utilise des standards ouverts, existants ou émergeants, en mettant l’accent sur la simplicité. Le format OPDS permettra aux moteurs de recherche de jouer le rôle de passerelle, délivrant une information de base sur les livres, information qui pourra être combinée et enrichie.

Les usages : Couperin, la Bibliothèque publique d’information

La question des usages occupa la seconde partie de la journée avec, pour l’inaugurer, une présentation du regard et de l’expérience sur le sujet du consortium Couperin, à travers sa cellule e-books (Ceb)  3. Le e-book est émergent en bibliothèque universitaire, malgré une offre croissante dans les domaines juridiques et scientifiques. Il existe, dans les bibliothèques, une vraie demande pour les premiers cycles, et les acquisitions sont généralement faites en complément du papier, mais de manière parallèle, sans véritable prise en compte dans les politiques documentaires proprement dites.

Pour les usages, les enquêtes sont encore rares et limitées, mais ils semblent plus massifs dans les sciences dures. Les e-books sont utilisés comme outil de référence, pour la recherche d’une information précise, essentiellement sous forme d’extraits. Au sein de Couperin, trois types d’offres existent, les agrégateurs pluridisciplinaires (Numilog, Net Library), les agrégateurs spécialisés (Safari, Knovel) et les éditeurs (Le Robert, Springer). Les contenus proposés sont en majorité d’un niveau master, et les secteurs sciences et techniques, droit, économie, gestion sont favorisés. Les manuels sont cruellement absents.

L’intégration d’e-books ne doit pas être considérée comme le simple ajout d’un nouveau type de document. Une intégration réussie nécessite au contraire de se départir du modèle traditionnel de la collection, de dépasser le clivage par types de documents, pour exploiter au maximum les avantages du format numérique. Le livre électronique est un ensemble de services accessible sur une plateforme transversale, où la recherche s’effectue par type d’information, par contenus intellectuels ou pistes de recherche.

Dans le secteur des bibliothèques publiques, Isabelle Antonutti, de la Bibliothèque publique d’information (BPI) a présenté le projet Sylen et le prêt de tablettes à la BPI. Le projet Sylen, qui s’est achevé fin 2009, a pour but de regrouper des compétences françaises dans le domaine du livre électronique, et de réaliser une présérie de systèmes de lecture nomade basés sur les technologies françaises du livre numérique et du papier électronique. Dix prototypes ont été réalisés. L’ambition de Sylen a été de fédérer toute la chaîne de conception, du fabricant à l’utilisateur, en passant par le distributeur et le créateur – un véritable défi, car la chaîne numérique est actuellement très segmentée : les industriels fabriquent des machines, les informaticiens conçoivent des formats, les éditent numérisent, etc.

Pour les appareils de lecture, le reader de Sony a semblé le plus adapté aux besoins, même si des réserves ont tout de suite été faites à cette technologie, intéressante mais assez fruste pour l’instant. Pour les textes, plusieurs options ont été examinées. Un choix de littérature étrangère a été évoqué, avec des dictionnaires. Mais l’option d’une sélection de textes en langues étrangères aurait emmené sur des acquisitions ou des téléchargements d’œuvres libres de droit, parti trop compliqué par rapport à l’ambition du projet. Le choix s’est donc concentré sur des achats, et non sur des œuvres gratuites, et sur des textes francophones contemporains, par le biais de Publie.net  4, qui édite uniquement sous forme numérique des textes littéraires courts. Le deuxième fournisseur retenu a été Numilog  5. Une trentaine de romans a été choisi, issus de différents éditeurs (Albin Michel, P.O.L…). Les titres ont été loués pour six mois, à raison de trois exemplaires par titre. Comme pour tous les autres documents de la BPI, la consultation s’est effectuée sur place.

Les premiers résultats font état de 70 % d’utilisateurs hommes, et de 50 % de plus de 40 ans, soit une moyenne plus âgée que le public majoritaire de la BPI. 62 % des consultations ont été courtes – il s’agit avant tout de découvrir la machine.

Les usages : d’autres bibliothèques

À la suite de celle de la BPI, d’autres expériences de prêt de livres électroniques ont été présentées, qu’on ne peut ici que résumer :

  • La médiathèque de l’agglomération troyenne a démarré à l’été 2009 avec des ouvrages libres de droit (classiques) et des achats de romans récents chez Numilog. Les tablettes sont prêtées, en lecture sur place ou en dépôt dans des clubs de lecture. Les avis des utilisateurs sont partiellement négatifs (mauvaise ergonomie, mode d’emploi sommaire, problèmes de mise en page) mais aussi positifs, qui apprécient les qualités générales des machines de lecture comme le faible encombrement, la facilité d’utilisation, la capacité de stockage et le confort de lecture.
  • La médiathèque de la Roche-sur-Yon a commencé en janvier 2009, et propose notamment des textes du commerce (Publie.net, Numilog), des extraits fournis par E-pagine  6, une bande dessinée, un titre jeunesse, un roman-feuilleton. À ces contenus achetés, des classiques libres de droit sont ajoutés, mais aussi des productions de la médiathèque. Pour évaluer cette opération, un partenariat avec l’Institut universitaire de technologie « Métiers du livre » de la Roche-sur-Yon a été noué, et des élèves ont créé un blog  7 sur cette expérience. À partir du mois de décembre, la médiathèque propose à ses inscrits d’emprunter pour dix jours une tablette et de répondre à un questionnaire sur cette utilisation.

En juillet 2009, deux readers Sony sont prêtés à la bibliothèque de La Guerche-sur-l’Aubois (Cher). Les premières impressions des utilisateurs figurent sur le blog de Chermédia  8. Les bibliothécaires sont déroutés par la surface froide, le noir et blanc et le délai de latence pour tourner la page. D’autres apprécient les pages qui ne se referment pas, la possibilité de retrouver des textes oubliés, et imaginent une nouvelle façon de lire.

Le constat général est que ces outils sont plutôt des machines adaptées à un usage privé. Les bibliothèques rencontrent des difficultés pour organiser des choix, car il y a peu de contenus payants, et la complexité des DRM ne simplifie pas une gestion collective. L’achat et la valorisation de textes proposés par la bibliothèque semblent complexes, et jamais vraiment adaptés à la demande des emprunteurs. Toutefois, la mise à disposition de ces nouveaux outils de lecture rencontre un vif intérêt chez les amateurs de livres, et on constate peu de casse ou de vol. Il faut peut-être considérer ces lecteurs comme des machines à lire plutôt que comme des collections : il s’agira donc de mettre à disposition un outil, et non de prêter des contenus.

Prêter des lecteurs aux lecteurs

Daniel Bourrion résuma le sentiment général en présentant l’expérience de la bibliothèque universitaire d’Angers  9Livrel expérience, la plus ancienne car elle fonctionne depuis septembre 2008 avec vingt tablettes. Le blog  10 de la bibliothèque relate la création de ce nouveau service : « Je suis un livre, je suis 10 livres, je suis une bibliothèque. » Le premier contact avec la machine est souvent positif, car la prise en main est intuitive et facile. Mais ensuite, les étudiants circonspects marquent un enthousiasme mitigé pour cet objet. Il n’y a donc pas de prêts massifs, les emprunts sont assez courts, plutôt pour connaître et tester. Ces machines leur paraissent bien loin de leur univers, rapide, connecté, coloré, tactile. La masse de contenus disponibles les effraie, les livrels sont proposés avec l’offre de Publie. net, soit 200 textes que l’étudiant n’a pas choisis. Il peut charger à sa guise d’autres textes, mais ils sont peu nombreux à expérimenter cette possibilité. Si le Livrel expérience a quelques fans, il provoque souvent une réaction inverse à celle que l’on pouvait attendre, certains étudiants préférant nettement les livres papier traditionnels !

En guise de pirouette conclusive, Daniel Bourrion surnomma joliment les readers comme des « dinosaures du futur » : à peine achetés, on les sait déjà voués aux oubliettes de l’innovation technologique. Pour aller de l’avant, il est nécessaire de produire des contenus (des manuels, des romans récents…), les machines doivent se moderniser (connexion, couleur, rapidité) et, de toute façon, la bibliothèque numérique nécessite un intense effort de médiation.