La bibliothèque, outil du lien social
Abdelwahed Allouche
Sur le thème « La bibliothèque, outil du lien social », s’est tenue le 5 novembre 2009 une journée de réflexion organisée par la bibliothèque départementale du Val-d’Oise en partenariat avec CIBLE 95 (Coopération interbibliothèques pour la lecture et son extension). Cette journée complétait les actes du colloque du 11 décembre 2008, organisé suite à l’émotion ressentie par une frange importante de la profession après les incendies de certaines bibliothèques, dans le cours des émeutes de novembre 2005 1.
Dans le contexte de la publication des résultats de l’enquête sur les pratiques culturelles des Français 2, qui insiste sur la montée en puissance de la culture de l’écran et du numérique, et du recul de la lecture de la presse et du livre, les organisateurs ont souhaité appréhender la politique d’offre des bibliothèques dans ses rapports à la question sociale, avec le souci de répondre à la question sous-jacente : comment ne plus exclure ?
Pour une nouvelle géographie sociale
Géographe et consultant, Christophe Guilluy a tenté, dans son intervention intitulée « Ville, banlieue, campagne », de déconstruire les représentations stéréotypées des hommes politiques, qui ne fonctionnent pas sur la dynamique des populations mais sur une perception statique héritée de la révolution industrielle 3. Ces stéréotypes figent l’évolution de la population dans des catégories territoriales d’opposition. D’un côté, il y aurait le logement social et les quartiers « sensibles », négativement médiatisés, et, de l’autre, le pavillonnaire lié aux classes moyennes. Selon Christophe Guilluy, cette représentation erronée a pour origine le virage idéologique de la gauche en 1983. En acceptant les lois du marché, et en abandonnant la notion de conflits de classes, la gauche a basculé dans une approche territoriale, réduisant les maux de la société française à ses 1 000 ghettos. Cette approche est validée par certains courants sociologiques inspirés de la tradition anglo-saxonne, qui insistent sur la notion d’exclusion au détriment des conflits de classes classiques. Le géographe met plutôt l’accent sur la transformation de la population française et sur la recomposition des villes liée à la mondialisation, en avançant le chiffre de 80 % « des pauvres qui ne vivent pas dans les quartiers sensibles (et pour qui) la société n’est plus divisée entre les in et les out 4 ».
S’il n’y avait pas une minorité d’exclus et une majorité d’inclus, si les classes moyennes faisaient partie de ce que Christophe Guilluy appelle « la France périphérique majoritaire », et si la question sociale n’était pas spécifiquement ni prioritairement liée aux banlieues et aux quartiers sensibles, les émeutes de 2005 seraient alors réduites à une simple question de voyous qui ont profité de tensions pour casser et brûler certaines bibliothèques – entre autres ?
C’est ce que laissent entendre des réponses tranchées qui se gardent de trouver des liens possibles entre émeutes et question sociale, espérant que celle-ci soit enfin portée par l’ensemble des composantes de cette France périphérique. Or, c’est beaucoup plus complexe que cela. Disons que ce raisonnement a l’avantage ou l’intérêt d’empêcher de trouver un lien quelconque entre ces actes odieux de destruction et notre politique d’offre ou notre mode d’insertion dans le quartier, et de répondre par la négative à la question : les bibliothèques excluent-elles ?
Au-delà de l’émotion, qu’y a-t-il ?
L’approche du deuxième intervenant, Denis Merklen, enseignant chercheur en sociologie, est différente par sa méthodologie et sa problématique. Le chercheur livre quelques résultats d’une enquête par entretiens, dans la tradition de la sociologie interprétative, en prenant comme corpus les représentations des acteurs, aussi bien les professionnels que les lecteurs. Contrairement à une idée communément admise, le conflit n’est pas nécessairement la négation du lien social. Il prend parfois une forme violente, mais il entre dans l’économie d’échange entre la bibliothèque et son quartier. La question de fond que pose le sociologue n’est pas de chercher directement les causes de la violence, mais de savoir ce qu’elle vient faire dans la vie courante d’une bibliothèque.
Lors des émeutes de 2005, une vingtaine de bibliothèques publiques ont subi des dégradations spectaculaires, mais d’autres ont connu ce phénomène, de façon moins médiatique, depuis les années 70. L’émotion avec laquelle les bibliothécaires se sont exprimés au moment de ces actes montre leur désarroi, désarroi qui ne pouvait être formulé que par le terme de « souillure 5 », exprimant ainsi l’irréparable – « Un geste de profanation » – et l’incompréhensible – « Ils brûlent leurs propres biens ». Le mérite de Denis Merklen est de sortir cette question d’un traitement émotif, afin de dégager les différents discours des acteurs et de les interpréter 6. Entre l’ordre normatif que définit la bibliothèque (manières d’être, intériorisation des normes qui régissent son fonctionnement) et les pratiques, demandes culturelles et besoins sociaux, il y a parfois des décalages qu’il s’agit de comprendre et d’expliquer.
Ainsi, il est possible que la bibliothèque soit prise pour cible non pour le contenu de son objet culturel, mais par ricochet, et en raison du contexte national et social. Cependant, dans une double frontière entre le quartier et l’institution, elle est traversée de multiples ambiguïtés :
Le livre est un espace de liberté, ouvert en principe à tous, mais en fait à la minorité des classes moyennes. La politique générale des bibliothèques est certes une politique de lecture et de service public, mais il n’y a souvent que cette minorité qui en bénéficie réellement, privatisant par voie de conséquence l’espace public.
La violence physique contre l’institution par ceux qui s’autoexcluent de cet espace public privatisé, celle verbale de certains usagers « séjourneurs » et celle symbolique des professionnels (qui la pratiquent inconsciemment) contredisent une représentation harmonieuse du lien social sans conflits.
Les bibliothécaires estiment que leurs collections sont adaptées et à la portée de tous, mais quelle chance laissons-nous au public potentiel (et qui le restera souvent), qui n’a pas réussi scolairement, qui ne maîtrise pas correctement l’écrit et qui n’évolue pas dans notre culture écrite, comme c’est le cas de la majorité des personnes issues de milieux populaires ?
Malgré nous, nous pensons les classes populaires dans leurs rapports au territoire et non au travail, et les bibliothécaires interviennent dans ce contexte territorial. Comment surmonter le dilemme entre ceux qui vivent dans le quartier et ceux qui vivent du quartier ?
Un bilan démocratique mitigé
Posées abruptement de cette manière, ces ambiguïtés ont l’avantage d’aborder frontalement le contenu et les publics concernés par le lien social. S’agit-il de tout le monde, comme nous l’a enseignés la tradition bibliothéconomique à travers l’unité des collections et l’unicité du public ? Le bilan démocratique est plus que mitigé, et l’avenir incertain, avec en prime la dématérialisation. S’agit-il d’une insistance sur les publics de la France périphérique, qui rallie les classes populaires aux classes moyennes dans une sorte de « Programme commun » renouvelé ? C’est ce qu’appelle de ses vœux Christophe Guilluy. Mais ne risque-t-on pas, au nom d’une paupérisation des centres-villes, d’abandonner davantage les quartiers sensibles des banlieues ? Enfin, s’agit-il de l’acceptation du principe – d’ailleurs déjà en vigueur dans les zones d’éducation prioritaire, les villes lectures – d’actions de médiation formalisées 7, là où la situation l’exige, afin de permettre aux bibliothèques – entre autres – de jouer leur rôle de lien social ? Tout en maintenant les missions généralistes de service public qu’une bibliothèque est amenée à assumer, la lutte contre la fracture sociale et contre les violences qui en découlent passent par la mise en place d’un service aux publics qui permettrait de corriger les handicaps socioculturels, et de prendre en compte les cultures populaires dans le cadre de la Politique de la ville. Un diagnostic des actions des bibliothèques, qui intègre à la fois l’analyse des articulations entre partenaires sociaux et culturels, celle des représentations telle que la propose Denis Merklen, celle des publics telle que la suggère Claude Poissenot, permettrait de mieux comprendre le rôle crucial que peut jouer une bibliothèque dans ce lien social.