Culture numérique : nouveaux espaces d'expression et de création adolescentes
Rozenn Muzellec
La journée d’étude organisée par l’association Lecture Jeunesse, « Culture numérique : nouveaux espaces d’expression et de création adolescentes », s’est déroulée le 15 octobre 2009 à la Cité des sciences et de l’industrie. Au moment de la publication de l’enquête 2008 sur les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique 1, cette journée a permis de faire un état des lieux des pratiques numériques des adolescents.
Sylvie Octobre, responsable des études et recherches sur les jeunes et leurs rapports à la culture au Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture, a exposé les dernières données collectées sur les pratiques culturelles des 10-24 ans. Les technologies numériques, si elles n’ont pas réalisé le rêve de la démocratisation culturelle, ont entraîné la massification et l’homogénéisation du rapport des jeunes à la culture. Ces nouveaux modes de consommation et de légitimation des œuvres ont remis en cause le lien aux institutions culturelles. Les jeunes générations sont toujours les plus consommatrices de produits culturels, et fréquentent plus que leurs aînés les équipements culturels, par l’intermédiaire de l’école. Cependant, ces usages « imposés » ne contribuent définitivement pas à la construction d’un goût ou de pratiques pérennes.
La culture aujourd’hui n’est plus réservée aux « héritiers », même si le contexte familial et social reste fondamental. Internet étant principalement utilisé par les adolescents comme outil de communication, le réseau des pairs prend de plus en plus de place dans la construction du goût. Christophe Aguiton, spécialiste des réseaux communautaires et chargé de recherche chez OrangeLabs, a réalisé une enquête qui confirme la surdétermination des réseaux sociaux. L’analyse des identités numériques, c’est-à-dire ce que l’on donne à voir de soi sur internet, montre que les « amitiés », réelles ou virtuelles, sont toujours en recherche du semblable.
Outre le panorama des forums et sites, qui sont aujourd’hui les nouveaux lieux de prescription, de discussion et surtout de légitimation des œuvres littéraires, dressé par Hélène Sagnet, directrice de Lecture Jeunesse, l’intervention de jeunes bloggeuses et administratrices de sites 2 a permis de confirmer la porosité entre la culture dite légitime et le divertissement, ainsi que la fin d’un passage définitif d’une littérature adolescente vers une littérature adulte.
Fanfictions, swedemovies, machinima
Nicolas Auray, maître de conférences en sociologie à l’École nationale supérieure des télécommunications, a abordé la question du nouveau rapport à la création suscité par les outils issus des technologies numériques, et ses enjeux politiques. Internet est devenu un lieu de réappropriation des œuvres, avec des pratiques de prolongement ou de détournement comme les fanfictions ou les swedemovies 3. La culture de la consommation active et de la création collective s’oppose à la culture « prohibitionniste » des producteurs, voire à la notion même d’auteur.
Margherita Balzani, critique d’art et chercheur à l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, a évoqué les machinima. Le terme est issu de la combinaison des mots « machine », « animation » et « cinéma ». Les machinima sont des films créés à partir de séquences de jeu vidéo. Des artistes ont su s’emparer de ces univers dans lesquels évoluent les adolescents pour faire œuvre, mais il s’agit avant tout d’un moyen d’expression accessible d’un point de vue économique et technique. Des machinima ont été créés à partir des jeux vidéo les plus populaires comme les Sims, World of Warcraft ou Second life.
L’accès de plus en plus large aux technologies numériques a développé les pratiques amateurs en mettant à disposition de nouveaux outils de création et de diffusion. Ce peut être aussi comme lieu de soutien aux créations des adolescents que les médiathèques peuvent aujourd’hui trouver leur place. Les expériences menées à la bibliothèque de Viroflay (78), au carrefour numérique de la Cité des sciences et de l’industrie et aux espaces numériques du réseau des bibliothèques de Lyon vont dans ce sens. La mise à disposition d’outils numériques ainsi que l’accompagnement dans leur utilisation permettent d’accueillir un public qui ne se sent pas particulièrement légitime en bibliothèque.
La journée s’est achevée par une table ronde animée par Anne Clerc, rédactrice en chef de Lecture Jeune, qui réunissait Tibo Bérard, directeur de la collection « Exprim’ » (éditions Sarbacane), Wandrille Leroy, directeur de la collection « Vraoum » (éditions Warum), axée sur la création internet, et Nicolas Gary, directeur de rédaction du site ActuaLitté 4.
Les mutations profondes induites par l’essor de la culture numérique posent la question de la pertinence de la médiation institutionnelle actuelle vers un public qui crée, produit, diffuse ses propres contenus, et se tourne vers ses semblables pour se repérer dans la production et y faire son propre parcours 5.