Faut-il encore construire des bibliothèques publiques ?
Les signes positifs d’un intérêt renouvelé des élus pour la lecture publique sont nombreux : construction de nombreuses bibliothèques, présence au programme d'un grand nombre d'équipes municipales, prise de compétence intercommunale, intérêt plus affirmé des départements. Pourtant, des inquiétudes et des interrogations, liées à la stagnation ou à l’effritement des publics, aux pratiques nouvelles révélées par des enquêtes, aux questionnements de certains chercheurs, se font jour. L’irruption du numérique, qui touche la société tout entière, y compris la politique, pose de manière décisive la question du devenir des bibliothèques, et les élus ne peuvent donc que s’y intéresser. Ils le font le plus souvent de manière positive, en ouvrant les bibliothèques à son utilisation, en cherchant à s’appuyer sur ses aspects positifs, en réévaluant leurs missions.
There are many indications that our elected representatives are showing a renewed interest in policies promoting reading. Libraries are being built, and town councils, inter-municipal groupings, and even départements are taking a greater interest in the issue. Yet researchers have also raised questions about stagnant or even falling library use, while surveys have shown that readers are now using libraries in different ways. The digital revolution, which has affected all sectors of society, including politics, has pushed the future of libraries to the top of the agenda, so it is only natural that elected representatives are taking an interest in the issue. In most cases, they are engaging with the issue positively, opening libraries up to digital content and broadening their remit to make them key players in the digital future.
Die positiven Anzeichen eines erneuten Interesses der Abgeordneten für das öffentliche Bibliothekswesen sind zahlreich: Errichtung zahlreicher Bibliotheken, Präsenz auf dem Programm einer großen Anzahl von Gemeinderäten, interkommunale Sachkenntnis, bekräftigenderes Interesse der Départements. Dennoch kommen Beunruhigung und Fragen im Zusammenhang mit der Stagnation oder dem Schwinden der Benutzer, den neuen anhand von Umfragen aufgezeigten Gewohnheiten und den Problemstellungen einiger Forscher zum Vorschein. Der plötzliche digitale Einzug, der die gesamte Gesellschaft, die Politik mit eingeschlossen, betrifft, stellt auf maßgebliche Art und Weise die Frage nach der zukünftigen Entwicklung der Bibliotheken, und die Abgeordneten können sich somit nur dafür interessieren. Sie tun es meistens auf positive Weise, indem sie die Bibliotheken zu seiner Benutzung öffnen, indem sie versuchen sich auf seine positiven Aspekte zu stützen und indem sie die Aufgaben der Bibliotheken neu bewerten.
Los signos positivos de un interés renovado de los cargos por la lectura pública son numerosos: construcción de numerosas bibliotecas, presencia en el programa de un gran número de equipos municipales, toma de competencia intercomunal, interés más afirmado de los departamentos. Sin embargo, inquietudes e interrogaciones, ligadas a la estagnación o al desmoronamiento de los públicos, a las prácticas nuevas reveladas por encuestas, a los cuestionamientos de algunos investigadores, salen al día. La irrupción de lo digital, que toca a toda la sociedad entera, incluso la política, plantea de manera decisiva la cuestión del devenir de las bibliotecas, y los cargos sólo pueden entonces interesarse en ello. Ellos lo hacen lo más a menudo de manera positiva, abriendo las bibliotecas a su utilización, buscando apoyarse en sus aspectos positivos, reevaluando sus misiones.
Conseiller municipal puis adjoint à la culture jusqu’en 2008 de la commune de Chartres-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine, Communauté d’agglomération de Rennes-Métropole), Alain Rouxel a été président d’un syndicat intercommunal d’école de musique et de danse (2001-2008). Représentant de Chartres-de-Bretagne à la FNCC depuis 1995, il est membre du bureau national depuis 2001 et coprésident de la commission « Livre et lecture publique » depuis 2002.
Des signes positifs
On n’a sans doute jamais construit, agrandi, rénové autant de bibliothèques que dans les dix dernières années, et le mouvement continue. De nombreuses équipes municipales élues en 2008 ont inscrit à leur programme d’importants projets concernant la lecture publique. Les intercommunalités sont de plus en plus nombreuses à se saisir de ce dossier, à en exercer la compétence, soit par le biais de ce qu’il est convenu d’appeler la « compétence culturelle », soit dans le cadre d’un choix spécifique. Les départements exercent leur compétence dans ce domaine avec un intérêt de plus en plus affirmé. Le fait que l’ADF (Assemblée des départements de France) ait consacré pour la première fois une journée d’études aux politiques de lecture publique des départements 1 en est – au-delà des inquiétudes actuelles – un autre signe positif. Enfin, les élus souhaitent que les bibliothèques continuent d’assurer leurs missions traditionnelles d’accès à la culture, à l’éducation et à l’information… mais de manière renouvelée.
Inquiétudes et interrogations
Pourtant, a contrario des résultats de l’enquête du Crédoc de 2005 2, les inquiétudes ou les interrogations se multiplient. La dernière enquête sur les pratiques culturelles des Français les a confirmées : le nombre d’inscrits dans les bibliothèques plafonne ou s’effrite ; certains publics jeunes, tournés vers de nouvelles pratiques numériques, sont difficiles à toucher ou à fidéliser. Des chercheurs s’interrogent sur le risque d’obsolescence de l’équipement-bibliothèque, et sur les solutions possibles 3. En même temps, la lecture publique se trouve au cœur de la plupart des enjeux actuels des politiques publiques : c’est ce qui est sans doute à l’origine de l’intérêt renouvelé, croissant, qu’elle suscite chez de très nombreux élus.
La question du numérique, de son usage, de sa place, interroge la société tout entière, comme l’ont montré les débats sur les lois Dadvsi et Hadopi. Ainsi, bien au-delà de la musique, du cinéma, du livre, la politique est elle-même concernée, des pratiques citoyennes aux grands débats électoraux (constitution européenne, présidentielles), des tentatives de démocratie participative aux réseaux sociaux. Les élus sont donc intéressés au premier chef. Or, l’irruption du numérique pose des questions de plus en plus vitales pour les bibliothèques. C’est le cas pour des supports entrés assez récemment, comme le CD et le DVD, qui ont perdu une grande part de leur attractivité. La présence désormais de plus en plus généralisée de l’accès public à internet et aux autres technologies de l’information, l’utilisation croissante du numérique dans leur gestion, transforment la vie des bibliothèques. Le livre, la presse, l’écrit « matérialisé » en général, derniers bastions de la bibliothèque « traditionnelle », sont désormais frontalement concernés par la dématérialisation. Même la question importante de la conservation du patrimoine, posée dans certaines bibliothèques, est bouleversée par la nécessaire numérisation des fonds, et par les choix difficiles qu’elle nécessite.
Il n’est donc pas étonnant de constater que, dans ce contexte, les élus s’interrogent sur le devenir des bibliothèques. Mais c’est presque toujours de façon positive, avec le souci d’ouvrir de nouvelles pistes. Ainsi, avec l’appui des élus, de nombreuses bibliothèques se sont ouvertes au numérique avec succès (espaces publics), développent des espaces citoyens actifs sous des formes extrêmement diverses (accès à la presse, organisation de débats), prennent à bras-le-corps la question de la numérisation des fonds patrimoniaux, modernisent leur gestion (systèmes intégrés de gestion de bibliothèque), utilisent la RFID 4 avec l’objectif de libérer les bibliothécaires pour d’autres tâches plus utiles pour les usagers, etc.
Bibliothèques et éducation
Le rôle éducatif des bibliothèques, rôle traditionnel, est considéré comme fondamental par nombre d’équipes municipales, qui y sont très attachées. Aujourd’hui cependant, il est complètement remis en perspective. Les liens avec le système scolaire, et notamment avec les écoles maternelles et élémentaires se sont considérablement développés. La classique visite de classe à la bibliothèque s’est radicalement transformée, les relations avec les bibliothèques centres documentaires tendent à se renforcer, des associations de bénévoles, telle « Lire et faire lire », jouent un rôle nouveau 5. Le consensus entre élus et bibliothécaires est ordinairement très fort dans ce domaine.
De nombreuses bibliothèques reprennent leur rôle d’éducation populaire à travers leurs espaces citoyens, ou dans l’initiation à l’outil informatique. L’aide à la formation ou à l’autoformation des usagers se développe. La dimension créative, technologique ou artistique, est parfois prise en compte. Des ateliers d’écriture sont organisés. Ici ou là, on met en place de nouveaux services permettant de répondre aux demandes des usagers. On s’intéresse aux usagers handicapés, à l’intégration des populations d’origine étrangère… L’illettrisme est aussi pris à bras-le-corps, et on s’intéresse aux publics « empêchés » – avec des fortunes diverses. Sur toutes ces questions, choix des élus et propositions des bibliothécaires s’enrichissent et se complètent, avec une volonté commune d’ouverture sur la société.
Lecture publique et lien social
Dans notre société en crise, la question du lien social est fortement posée à tous les élus. Liens entre les individus, entre les groupes d’individus – groupes sociaux ou de cultures variées, générations différentes, populations de diverses origines – sont au cœur de nombreuses problématiques. Les élus ont pris conscience que, selon les situations, les bibliothèques sont à même d’être un lieu indispensable de développement du lien social, de brassage et de mixité sociale. À la campagne, quand l’école, la poste, voire le café ou la supérette ont disparu, la bibliothèque est souvent le seul équipement culturel, voire le seul équipement public, fréquenté par une bonne partie de la population. Il peut alors jouer un rôle capital dans le maintien du lien social entre les habitants.
Dans les petites villes, cela peut être le lieu public le plus fréquenté, et celui que fréquentent toutes les générations. Dans les plus grandes villes, la bibliothèque peut aussi jouer un rôle très important, pourvu que l’on s’en donne les moyens. Placée au centre de la ville, relayée éventuellement par un réseau de bibliothèques de quartier, développant des actions hors les murs, la bibliothèque peut symboliser mieux que tout autre équipement la recherche non contradictoire de la qualité et de la proximité.
Quelles que soient les situations, on a la volonté de passer de la simple politique de l’offre à une réflexion approfondie sur les publics. Cela ne va pas bien sûr sans ambiguïtés, et ce n’est peut-être qu’un apparent paradoxe si les bibliothèques ont été une cible privilégiée lors des émeutes urbaines de ces dernières années.
Des transversalités indispensables
Aux questions posées par l’irruption du numérique et à celles développées par l’état de notre société, les élus ont compris que les réponses ne peuvent être que multiples, et donc transversales. Ils intègrent donc de plus en plus une conception élargie de la bibliothèque. Les plus avancés, ou les mieux informés, se réfèrent à l’Agenda 21 de la culture 6. Or, les bibliothèques peuvent être un lieu privilégié de développement de politiques transverses : on réfléchit donc de plus en plus en terme de projet artistique et culturel global. Elles peuvent s’y inscrire par les animations, par les partenariats qu’elles développent autour de la lecture et de l’écriture, mais aussi et de plus en plus avec le spectacle vivant (conteurs, petites formes théâtrales, temps musicaux…), les arts plastiques (expositions, rencontres avec des plasticiens ou des photographes…), le cinéma (films documentaires), en multipliant les collaborations avec d’autres institutions ou des associations culturelles. Elles peuvent ainsi multiplier les occasions de faire se rencontrer les publics, et faire accéder de nouveaux publics à certaines formes d’art.
Dans la dernière période, de nombreux élus ont pris conscience qu’il ne pouvait y avoir d’efficacité des politiques publiques dans tous les domaines sans une réflexion globale, prenant en compte les aspects sociaux et sociétaux, éducatifs et culturels, voire économiques, environnementaux et urbanistiques. Les bibliothèques sont (ou peuvent être) au cœur de ces diverses problématiques. Dans une réflexion transversale générale, elles peuvent même, selon les situations, avoir une position importante, voire centrale : c’est à cette aune que certaines municipalités ou intercommunalités s’intéressent aussi aux bibliothèques en tant qu’équipement emblématique de la ville ou de l’agglomération. D’autres y voient le symbole possible de choix politiques en matière d’architecture et d’urbanisme, dans le cadre d’un grand projet de rénovation ou de restructuration urbaine, ou de choix forts en faveur du développement durable.
Les problématiques territoriales
Une autre entrée des élus dans les questions de lecture publique est l’entrée territoriale, et l’intercommunalité joue un rôle moteur dans leur réflexion. Qu’est-ce qui peut le mieux construire l’identité d’une communauté de communes ou d’agglomération ? N’est-ce pas une politique culturelle ? Quels équipements culturels, alors, peuvent le mieux la symboliser, allier excellence, proximité, efficacité et complémentarité, mailler le territoire, de la commune la plus peuplée aux communes les plus petites ? Les bibliothèques, mises en réseau, avec une tête de réseau, apparaissent largement comme une réponse adéquate. Elles peuvent aussi être un formidable moteur de développement culturel et de transversalité. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les compétences intercommunales semblent à même de faciliter la transgression des cloisonnements habituels, au nom d’une stratégie territoriale globale, même si les départements jouent là aussi un rôle capital. Les bibliothèques départementales assistent le développement de la lecture publique dans un cadre intercommunal par leurs conseils, leur politique de formation et de subventions, leur appui à la mise en réseau des bibliothèques et des bibliothécaires, et même parfois par leur propre décentralisation.
De multiples pistes d’action
Des personnels formés, en nombre suffisant
Toutes ces nouvelles orientations, parfois porteuses d’économies de fonctionnement (informatisation) ou d’échelle (mise en réseau et recherche de complémentarités) n’exonèrent cependant pas les collectivités territoriales d’efforts nouveaux. Le développement de l’action culturelle en direction de nouveaux publics, de la médiation, l’attention portée au bon accueil des usagers, la création de nouveaux services, nécessitent des personnels formés en nombre suffisant. Il faut bien constater que c’est là que le bât blesse, malgré les efforts des élus à la culture. De nombreuses communes ou intercommunalités hésitent à s’engager dans cette voie, au prix de déconvenues fréquentes en termes de qualité et d’efficacité des politiques menées. Jusqu’à présent, les départements et leurs bibliothèques ont joué un rôle incitatif important, soit par le biais de politiques conditionnelles de soutien à l’investissement, soit par le biais d’aides à la création d’emplois qualifiés pendant une période donnée. Le maintien de la compétence universelle en matière culturelle qui vient de leur être reconnu par le président de la République est donc une mesure positive, à condition que la réforme de la fiscalité territoriale ne leur enlève pas les moyens de continuer dans cette voie.
Un accueil élargi et amélioré des publics
La question de l’accueil des publics fait partie des préoccupations centrales des élus : qualité de l’accueil en bibliothèque, disponibilité des bibliothécaires, mais aussi élargissement du temps d’accueil. Des débats s’engagent sur l’ouverture plus tardive en soirée, le samedi après-midi, voire le dimanche. Une augmentation du volume horaire nécessite des moyens supplémentaires, et des négociations parfois délicates avec les professionnels et leurs représentants syndicaux.
La nécessaire évaluation
La question de l’évaluation des politiques menées en faveur de la culture se pose de plus en plus aux élus. La Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC) a décidé d’y travailler, et un premier colloque sur ce sujet a eu lieu en Avignon. Il est intéressant de constater que le secteur de la lecture publique, depuis longtemps engagé dans cette voie, essaie aujourd’hui de se donner les moyens d’une évaluation partagée de grande qualité, grâce au travail initié par l’Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt (ADBDP), avec l’appui de l’ex-Direction du livre et de la lecture. Une autre expérience, étendue à l’économie du livre, est envisagée au niveau des régions.
La Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC)
La FNCC (Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture) * est une fédération de collectivités territoriales de tous types (des petites communes rurales aux plus grandes villes, intercommunalités, départements, régions), et de toutes tendances politiques. Ces collectivités y sont représentées par leurs maires ou par leurs adjoints à la culture, leurs vice-présidents, ou parfois par des conseillers ou des anciens élus à la culture délégués.
Ses diverses instances sont organisées sur une base de parité gauche-droite, et dans le plus grand pluralisme à l’intérieur de ces grandes familles politiques. La présidence est tournante tous les trois ans entre les divers courants de droite et de gauche.
La FNCC organise régulièrement des colloques (un ou deux par an) et des séminaires, dispose d’un centre de formation (plus de 50 sessions depuis les dernières municipales), et édite une lettre d’information électronique bimensuelle à destination de ses adhérents et abonnés.
Elle représente les collectivités territoriales dans de nombreux organismes ou institutions, est une interlocutrice reconnue du ministère de la Culture, et a développé de nombreux partenariats avec les autres associations de collectivités territoriales, les associations de professionnels, les collectifs, syndicats, regroupements les plus divers du champ de l’art et de la culture, dont bien sûr les associations de bibliothécaires.
Site web de la FNCC : www.fncc.fr
Une inquiétude centrale
Reste une inquiétude centrale pour les élus. La réforme de la fiscalité locale, celle des collectivités territoriales et de leurs compétences, ne risquent-elles pas de prendre à contre-pied certains choix, certaines évolutions en cours ? Déjà, les difficultés économiques et sociales entraînent des difficultés budgétaires pour de nombreuses collectivités, avec en première ligne les départements. Les effets à terme présumés des réformes fiscales les incitent à une prudence supplémentaire, voire à des reculs budgétaires. Des investissements sont différés, des subventions réduites, des dépenses de fonctionnement limitées. Sans doute, la clause générale de compétence culturelle est maintenue. Mais on va sans doute assister à une redéfinition des rôles de chaque type de collectivité. La culture en général, et la lecture publique en particulier, en sortiront-elles intactes ?
Les collectivités territoriales souhaitent être reconnues comme partenaires à part entière par l’État, eu égard à la place qu’elles ont prise dans le financement des politiques culturelles publiques. Elles ont la volonté d’aboutir à une véritable co-élaboration de ces politiques publiques dans les domaines les concernant fortement. Mais cela signifie aussi un État présent, y compris financièrement, dans le soutien à ces politiques co-élaborées.
Janvier 2010