Le territoire des autres
Yves Desrichard
La taille du territoire des tigres varie selon l’abondance des proies. En Inde ou au Népal, ce territoire peut n’occuper que quelques dizaines de kilomètres carrés. En Sibérie, où les proies sont rares, il peut être de 1 000 à 4 000 km². C’est l’érosion de leur territoire, autant que la disparition de leurs proies, qui font planer sur la survie du tigre en milieu naturel plus que des inquiétudes : et si les tigres ne subsistaient plus que dans les zoos, où ils sont d’ores et déjà plus nombreux que dans la nature ?
Le territoire d’une bibliothèque publique varie selon la nature de celle-ci, sa taille, le public à desservir. L’urbanisation avancée du territoire, la désertification, pas toujours avérée cela dit, de nos « campagnes », la mise en œuvre, bientôt obligatoire, de l’intercommunalité, bouleversent cette perspective dans des proportions de plus en plus prononcées. Quant aux proies (pardon, aux usagers), ils dématérialisent leurs pratiques, leurs besoins, leurs sociabilités, même si cette dernière assertion, cela dit, n’est pas toujours avérée. Quand même ils savent qu’ils peuvent disposer d’une bibliothèque, souvent proche de leur tanière (pardon, de leur domicile), quand même ils ont l’envie de s’y rendre.Comme si le tout n’était pas assez tumultueux, chaotique, menaçant comme cela, la République souhaite bouleverser encore le paysage où survit, tant bien que mal, prospère parfois, le tigre (pardon, la bibliothèque) : réforme de la fiscalité locale, aux conséquences profondes et largement perçues comme néfastes, mais pratiquement inéluctable ; réforme à venir, repoussée, amendée, des collectivités territoriales elles-mêmes.
Quid des bibliothèques municipales, intercommunales, départementales, qui en dépendent ? Qui peut savoir ? Surtout en prenant en compte le fait que, au plus haut niveau de l’État, on semble parfois ignorer ce qu’elles sont, de qui elles dépendent, comment elles fonctionnent – ne parlons pas même de ce qu’elles font. Dès lors, faut-il aussi se poser la question de leur survie (à l’état sauvage) à court terme ?
Ce numéro du Bulletin des bibliothèques de France, pendant inquiet mais volontariste à celui consacré aux mutations en matière de lecture universitaire, oppose aux apocalypses administratives les faux rassurements d’une approche en trois parties : les « mouvements institutionnels » rendent compte de bouleversements qui dépassent les bibliothèques, mais qui les ordonnent, parfois non sans véhémence ; les « états des lieux » témoignent de cas divers, hétérogènes, contradictoires, achevés ou en devenir ; les « avis et opinions » offrent l’occasion à quelques observateurs engagés de leurs réflexions les plus avancées sur un abord qui, entre le moment où ces lignes sont écrites et le moment où elles seront lues, aura certainement changé.
C’est le défi parfois rude, toujours profitable, de ce dossier que de s’acharner à la contradiction, au volage institutionnel, aux solidités sociologiques (plus méconnues), aux agacements ou aux confortations techniques (internet ne peut guère pour le tigre, mais qu’en est-il pour les bibliothèques ?), aux ignorances à combattre, aux visibilités en déficit. La survie du tigre, largement médiatisée, est moins qu’assurée. Celle des bibliothèques publiques, plus souterraine dirons-nous, paraît pourtant mieux engagée.
Le tigre aura depuis longtemps disparu que les bibliothèques publiques, confortées au-delà des avanies transitoires, rendues soudain plus nécessaires encore, indispensables, d’avoir été menacées un temps, seront la part naturelle d’un territoire apaisé. C’est cet insufflement que le BBF espère pour le lecteur de notre dossier, « Urgences territoriales ».
* Ce numéro a été élaboré en partenariat avec La gazette des communes, des départements et des régions.