Dieu a besoin des hommes
Yves Desrichard
« Dieu est mort ; mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d’années des cavernes où l’on montrera son ombre *. » On s’en souvient, c’est à plusieurs reprises que, dans Le gai savoir et dans d’autres œuvres, Friedrich Wilhelm Nietzsche livre sa sentence. On se gardera bien, ou non, de reprendre au compte du Bulletin des bibliothèques de France son assertion. Mais, comme Nietzsche le souligne, elle impose en tout cas l’évidence, dans nos civilisations, de ce « fait religieux » dont le moins qu’on puisse en écrire est qu’il nourrit, aujourd’hui comme hier, raisons et déraisons, amours et haines, tolérances infinies et intolérances manifestes.
Si les bibliothèques se trouvaient à l’esquive de ces torrents contraires, ce serait mauvais signe, sans paradoxe aucun. Placées au cœur des sociétés, elles doivent en épouser les contours, en maîtriser les débordements, dans un seul souci, une seule tension, qui devrait être dans ces égards notre antienne : connaître, faire connaître, comprendre, faire comprendre.
Comment d’ailleurs pourraient-elles laisser à leur porte des religions qui, pour nombre d’entre elles, ont fait du Livre et de sa transmission leurs preuves, leurs croyances, leurs égarements ou leurs confiances ? Comment pourraient-elles se tenir à l’écart de mouvements qui ne sont plus, qui n’ont jamais vraiment été, purement spirituels, mais qui sont politiques, sociologiques, culturels bien sûr, sociaux, économiques ?
Cette acceptation ne va ni sans peurs, ni sans réticences. Les fondements laïques de notre République s’affirment ou se dissolvent dans des réalisations parfois si opposées qu’il appartient à chaque responsable d’établissement, selon ses missions, ses publics, ses collections, ses usages, d’y répondre certes dans une stricte légalité – mais qui connaît bien des variantes, entre neutralités revendiquées (donc fausses) et hantises des prosélytismes les plus divers. Pourtant, il faut bien s’y résoudre : plus que jamais, dans ces sujets, c’est de politique qu’il faut parler.
Ce numéro se déploie autour de trois approches – ce en quoi le lecteur ne devra supposer aucune malice visible au BBF. La constitution des fonds reste, comme souvent, une forte ascendance de la pratique professionnelle dans ces domaines ; le souci de transmission, lui, interroge directement l’antienne esquissée plus haut, celle de la connaissance, et son versant noir, l’ignorance. Le souci de (re) présentation, dont on sait qu’il ordonne nombre de pratiques religieuses, nourrit la troisième partie, et précipite les attentes et les ambitions des deux précédentes.
Sans vouloir citer Nietzsche une seconde fois, souvenons-nous cependant que ce n’est pas l’incertitude qui rend fou – mais la certitude. Ce numéro du Bulletin des bibliothèques de France affiche donc hautement la modestie hésitante de ses prétentions, l’erratique assumé de sa démarche, de ses évitements comme de ses propositions, pour rendre témoignage de la présence des religions en bibliothèque.