Lettre persane du 9-3

Dominique Baudin

À travers les trois expériences professionnelles qu’il a eu l’opportunité d’assumer, l’auteur nous livre quelques pistes de réflexion sur les réformes en cours dans le secteur des bibliothèques universitaires.

The author describes his three experiences of working in Seine-Saint-Denis, part of the Paris suburbs with a tough reputation, and shares his thoughts on plans to reform university libraries.

Der Autor liefert uns anhand der drei beruflichen Erfahrungen, die er sammlen konnte, einige gedankliche Ansätze zu den laufenden Reformen im Bereich der Universitätsbibliotheken.

A través de las tres experiencias profesionales que tuvo la ocasión de asumir, el autor nos entrega algunas pistas de reflexión sobre las reformas en curso en el sector de las bibliotecas universitarias.

Chère Ika,

 

Jugez de ma dernière mésaventure : le nouveau rédacteur en chef du prestigieux Bulletin des bibliothèques de France s’étant mis en tête d’animer ces colonnes aussi bibliothéconomiques que respectables, certaine lectrice de mes rares billets d’humeur lui recommanda ma plume. J’acceptai. Que me voilà bien embarrassé ! C’est qu’il ne s’agit pas d’écrire l’un de ces rapports, comptes rendus ou exposés aussi profondément objectifs que sérieusement ennuyeux et solidement documentés dont les bibliothécaires ont le secret. Que nenni ! Il s’agit, me fut-il bien précisé, de fournir un article subjectif, de débat, présentant mes opinions sur les réformes et évolutions en cours affectant les bibliothèques universitaires. Un exercice – point ne le mesurai-je de prime abord – qui n’appartient décidément pas au registre usuel d’un directeur standard de service commun de la documentation (SCD) : serions-nous devenus des technocrates ? Serait-ce là justement l’une des évolutions aussi sourdes que lourdes de notre profession ? Le doute me tenaille... Brisons-là, chère amie, car un autre point m’inquiète davantage : un fonctionnaire peut-il avoir des opinions sur des mesures qu’il doit mettre en œuvre ? En quoi ces opinions pourraient-elles bien intéresser ma chère lectrice ? Fi donc ! Au lieu d’opinions, je vais tenter quelques points de vue, depuis quelques belvédères aux solides rambardes nous protégeant du vide.

 

Le premier de ces points de vue se situe juste avant la vague de réformes actuelles, dans les années 1992-2002, décennie durant laquelle j’assumai la création et la direction du SCD de l’université Strasbourg-3. Les trois universités strasbourgeoises venaient, en 1991, de créer le premier pôle universitaire européen, au travers duquel elles géraient, entre autres dossiers, la construction de nouvelles bibliothèques communes. Les trois directeurs de SCD jouèrent à fond la carte de la mutualisation. Foin des discours, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Pour Strasbourg-3, cette mise en commun des moyens se solda par des surfaces de bibliothèque passant de 3 000 m² à 7 500 m², un nombre de places assises passant de 635 à 1 425, un budget documentaire annuel moyen passant de 1,4 million de francs à 2,5 millions de francs, ainsi que de nombreuses créations de postes. Plus encore, cette université de taille réduite accéda ainsi au réseau Osiris, le SCD abandonna les logiciels Texto et Gesbib pour rejoindre le système intégré de gestion de bibliothèque (SIGB) de l’université Louis-Pasteur, et la plupart des sites purent accéder à une abondante documentation électronique partagée. Pour l’ensemble des trois universités strasbourgeoises, le bilan est encore plus probant : le budget documentaire annuel global passa de 5,6 millions de francs en 1992 à 14,8 millions de francs en 1998, les surfaces augmentèrent de 13 721 m² en 1992 à 29 431 m² en 1998, le nombre d’emplois de la filière bibliothèque passa de 45 en 1992 à 99 en 1998.

En incluant l’université de Haute-Alsace de Mulhouse et la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNUS), cette coopération nous permit de participer pleinement au réseau Eucor  1 du Rhin supérieur et d’apparaître comme des partenaires crédibles pour nos collègues de Karlsruhe, Freiburg et Basel. Le groupe « Bibliothèques » fut d’emblée l’un des plus actifs, ce qui ne cessa de surprendre favorablement les universitaires. J’ai aujourd’hui, chère Ika, la faiblesse de penser que les trois SCD contribuèrent pleinement à cet aboutissement que représente, à compter du 1er janvier 2009, la fusion pure et simple des trois universités strasbourgeoises en une seule entité, digne de la racine « univers[alité] » contenue dans « université ». Pourquoi ce rappel, si ce n’est pour présenter la leçon que j’en tirai : une documentation universitaire de qualité (donc fort coûteuse) ne peut s’envisager que globalement, en couvrant l’ensemble des disciplines, pour un établissement de taille significative, doté d’un budget conséquent. Ce qui revient à poser la question des petits sites universitaires de création récente et aux moyens limités – j’y reviendrai plus loin.

Du génie hexagonal

Cette expérience strasbourgeoise m’amène à accueillir favorablement, voire comme une suite inéluctable  2, le dispositif des pôles de recherche de l’enseignement supérieur (PRES) proposé par la loi de programme du 18 avril 2006  3. Est-ce le fait d’avoir été promulgué par un gouvernement en fin de mandat, ou plus simplement celui d’être un produit typique du génie hexagonal, mais peu orthogonal, qui lui confère ce charme de l’extrême confusion, terreau de l’inépuisable originalité administrative franco-française ? Conséquence de la blessure d’orgueil engendrée par le mythique classement de Shangaï, réalisant une fois de plus le tour de force d’envisager la recherche sans son volet documentaire (tout comme les réseaux thématiques de recherches avancées, RTRA), le dispositif des PRES aboutit à des projets de regroupements de cohortes d’étudiants... de premier cycle  4. Mais peu importe le flacon, pourvu que l’on ait l’ivresse : certains sites universitaires de province se lancèrent dans la bataille, l’exemple strasbourgeois aurait même donné des idées fusionnelles à d’autres. Les sites universitaires historiques de province pourraient ainsi voir renaître de véritables bibliothèques universitaires, confortablement dotées, riches de fonds encyclopédiques couvrant quelques siècles, offrant toute la documentation électronique indispensable, bref, dignes des standards internationaux... Le rêve est permis, puisque survient l’annonce du « plan Campus », visant précisément à renforcer quelques pôles universitaires majeurs.

C’est au beau milieu de cet élan de regroupement qu’intervient, en août 2007, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités  5, dépourvue bien évidemment de toute mention des PRES. Goûtons cet instant d’une paradoxale beauté, typique du génie politique français, aussi fascinant et imprévisible que le gambit du roi.

Arrivé là, chère Ika, je me vois contraint de changer de point de vue, d’évoquer une autre expérience, vécue dans un établissement public, le musée du quai Branly (MQB), où je dirigeai de 2002 à 2005 le chantier de la médiathèque (photothèque, archives, bibliothèque grand public et bibliothèque de recherche porteuse d’un Cadist – Centre d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique). Inutile de se cacher derrière son petit doigt : en dehors des facilités de recours aux entreprises privées et de l’unicité des interlocuteurs de décision, le principal avantage de cette autonomie résida dans la possibilité de recruter, au fil des besoins et non des aléas des concours, des personnes possédant les compétences correspondant réellement aux tâches à assumer, en évitant tout clientélisme : sur le chantier de la médiathèque, toutes les fiches de poste furent publiées sur les sites professionnels et trois personnes au moins participèrent à chaque entretien de recrutement. Revers de la médaille : les possibilités de mobilité de ces personnes dans la fonction publique sont pratiquement nulles, et la fixation et l’évolution de leur rémunération ne sont pas automatiques. Reconnaissons ici que l’autonomie n’interdit pas la coopération : la médiathèque fut d’emblée autorisée à signaler ses collections dans le système universitaire de documentation, à participer au réseau du prêt entre bibliothèques, à reprendre le statut de Cadist hérité du musée de l’Homme, à participer aux discussions relatives aux bibliothèques de musées, etc.

Cet exemple comporte toutefois quelques différences notables avec la situation proposée par la LRU. Le chantier du MQB était dirigé par des énarques, des ingénieurs et des muséologues, bref, des gens rompus aux arcanes de l’administration et de la gestion. Ces responsables ne furent pas désignés par un processus électif mobilisant le personnel, puisqu’il s’agissait précisément de créer l’établissement, mais par les instances de tutelle. Dans sa phase de constitution, cet établissement bénéficia de moyens financiers importants, déterminés pour la durée du chantier. Enfin et surtout, un musée n’est pas une université : en simplifiant grossièrement, il possède des collections d’objets uniques, dont il met en valeur la singularité auprès d’un public diversifié, ce qui peut justifier une large autonomie.

L’université, elle, poursuit deux objectifs principaux : former une partie de la jeunesse par le biais de cursus sanctionnés par des diplômes à reconnaissance nationale, et faire avancer la recherche scientifique dans le cadre national si ce n’est européen. Dans les deux cas, il est indispensable de garantir aux personnes concernées une réelle égalité d’accès aux prestations indispensables : l’autonomie ne peut être que limitée. Par ailleurs, la plupart des enseignants-chercheurs ne sont pas formés aux techniques d’administration et de gestion ; plus encore, la plupart d’entre elles et eux ne cultivent pas précisément une prédilection débordante pour ce type d’activité. Il faudra bien du temps pour que change cette situation (mais il faut bien commencer un jour…) : les années à venir seront profondément influencées par ce processus d’acquisition par les enseignants-chercheurs des minima indispensables à la gestion et à l’administration. La perte, dans le cadre de la loi LRU, du peu de poids décisionnel qu’avaient les branches professionnelles autres que les enseignants-chercheurs, les « Biatos » – personnels de bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniques, ouvriers, de service – (dénomination ô combien méprisante !), n’est pas faite pour atténuer ces difficultés. Cette période transitoire sera d’autant plus problématique à surmonter que l’usage de la documentation et des bibliothèques n’a, en France, jamais fait partie de la réflexion fondamentale sur les apprentissages universitaires. Et ce n’est pas l’élévation de notre sous-direction au rang de « mystère-D » iridescent qui contribuera à atténuer la brutalité de cette transition.

Du fameux 9-3

Restent les points non réglés par les réformes en cours. Pour aborder cet aspect, chère Ika, je m’en vais rejoindre mon troisième point de vue, celui de responsable d’un SCD d’université de la banlieue la plus décriée, la plus méprisée, le fameux 9-3, là où grandit une large part des adultes de demain. Toujours pseudo-égalitariste, le législateur n’œuvre de fait que pour les établissements bien en vue, sans se soucier des problèmes posés par la disparité de taille et de financement entre les universités. Devant la montée inexorable du niveau de qualification indispensable pour obtenir le moindre emploi, ne faudrait-il pas scinder l’enseignement supérieur en généralisant un dispositif professionnalisant inspiré des instituts universitaires de technologie (IUT) ? Pour répondre à l’abyssale ignorance caractérisant les populations montantes d’aujourd’hui, qui ne bénéficient plus ou pas de la transmission du minimum culturel dans le cercle familial et social, ne conviendrait-il pas de créer des collèges universitaires d’enseignement généraliste et d’initiation aux techniques de travail autonome (dont l’utilisation de la documentation), préparant à l’entrée dans un circuit universitaire désormais ouvert à partir d’un bac + 1 ou 2 préalable ? De tels IUT et collèges universitaires, répartis sur le territoire, allégeraient les effectifs des universités « centrales », tout comme le développement en Île-de-France de deux ou trois campus de taille significative en banlieue. Pour les services documentaires, un tel redécoupage aurait le mérite de distinguer clairement entre les divers niveaux des établissements, que ce soit en termes de services, d’acquisition, de conservation partagée, etc.

Que deviendront les trop rares bibliothèques patrimoniales de l’enseignement supérieur, comme la BNUS et les bibliothèques interuniversitaires (BIU) parisiennes ? Hélas, chère Ika, les réformes en cours ne dérogent pas à la tradition française : l’avenir de l’université et de la recherche y est tracé en occultant le volet documentaire. Dans les pays de tradition protestante, la bibliothèque est au cœur de l’université. Dans un pays papiste (qui se croit devenu laïque pour avoir remplacé le curé par le maître d’école, le psy et la télévision), la bibliothèque est au cœur de beaux discours vite oubliés à l’heure des décisions sérieuses. Que va devenir la BIU-Sorbonne après la réduction de ses magasins ? Pourquoi implanter la plus grosse partie des Archives nationales ainsi que la bibliothèque et les archives du ministère des Affaires étrangères dans le 9-3 sans prévoir une bibliothèque de recherche universitaire de taille conséquente à proximité immédiate ? À supposer qu’il existe un jour, le futur campus Condorcet disposera-t-il d’une véritable bibliothèque (qui permettrait de désengorger celles de Paris-centre) ou seulement d’un learning-center ? (Dernièrement, des chercheurs se demandaient ironiquement « si l’on allait vraiment envoyer les collections à Marne-la-Vallée et les chercheurs à Aubervilliers, sous le couvert du tout-sera-numérisé »...).

Dans la plupart des pays développés, une université possède en son sein une bibliothèque et un service documentaire dignes de ce nom, dont la gestion relève de l’université. Faut-il en déduire que l’avenir de nos BIU résiderait dans leur intégration dans l’une ou l’autre université reformatée en PRES ? Faut-il au contraire ériger ces bibliothèques en établissements autonomes, sur le modèle de la BNUS ? Après avoir tâcheronné à Strasbourg, au MQB, et dans une université de banlieue (qui ne peut, au niveau recherche et érudition, que s’appuyer sur les fonds des BIU), j’avoue n’avoir aucune réponse à ces questions [...].

 

De Villetaneuse-Bobigny, le 4 de la lune de Chahban.

Octobre 2009

  1. (retour)↑   Confédération des universités du Rhin supérieur.
  2. (retour)↑   Cf. le rapport de l’Inspection générale de l’administration, de l’éducation et de la recherche (IGAENR), Recherche et territoires, par Patrice Van Lerberghe, nov. 2005, p. 57-60, disponible ici : http://www.education.gouv.fr
  3. (retour)↑   Cf. le rapport de l’IGAENR, Mise en place des PRES, par Jean-Richard Cytermann, sept. 2007, disponible ici : http://www.education.gouv.fr
  4. (retour)↑   Notons que pratiquement aucune des universités étrangères classées en tête dudit classement ne draine des effectifs aussi pléthoriques que le sont ceux des universités françaises.
  5. (retour)↑   Loi n° 2007-1199 du 10 août 2007.