Pour en finir avec la mécroissance : quelques réflexions d'Ars Industrialis
Bernard Stiegler
Alain Giffard
Christian Fauré
Paris, Flammarion, 2009, 305 p., 21 cm
ISBN 978-2-0812-2492-6 : 20 €
Cet ouvrage peut sembler rébarbatif, et être d’une actualité toute factuelle, un essai parmi tant d’autres. En réalité, c’est un texte réjouissant, optimiste et profondément neuf.
De quoi parle-t-on ? D’économie, d’industrie culturelle, de numérique, de technologie, de désir ; de libido ; de politique industrielle et culturelle.
Relancer du désir
Les trois auteurs, Bernard Stiegler, Alain Giffard, et Christian Fauré interviennent au nom d’Ars Industrialis 1, association cofondée par Bernard Stiegler, dont le constat et les objectifs pourraient être résumés de la façon suivante : la vie de l’esprit est en danger. Le capitalisme du XXe siècle, qui a fait de la libido son carburant, son énergie, est en train de la tuer. Si le capitalisme de la fin du XIXe siècle, symbolisé par l’automobile, la division du travail et la consommation est en passe de disparaître, c’est pour laisser place à ce qu’il est convenu d’appeler les convergences des technologies de l’information, de l’audiovisuel et du numérique. Or la question qui se pose aujourd’hui, et que pose Ars Industrialis, est celle d’une économie politique fondée sur la relance du désir, et non celle de la consommation, une politique industrielle de l’esprit, une « écologie industrielle de l’esprit et du désir ». La déclaration d’intention, en dix points, est sur le site de l’association.
Pour une politique publique
Les travaux de Bernard Stiegler, aujourd’hui directeur du développement culturel du Centre Pompidou et directeur de l’IRI (Institut de recherche et de l’innovation, Centre Pompidou), qui fut, aux temps glorieux de l’EPBF (Établissement public de la Bibliothèque de France), un des artisans des PLAO (postes de lecture assistée par ordinateur), s’appuient sur des philosophes reconnus, Platon, Aristote, Husserl, Foucault, et d’autres parfois bien injustement oubliés – nous pensons à Gilbert Simondon, et son Du mode d’existence des objets techniques, (Aubier, 2001), ou à Bertrand Gilles, Histoire des techniques (Gallimard, La Pléiade, 1978). Bernard Stiegler pense la technique comme un auxiliaire de la mémoire, un auxiliaire de la pensée. Il ne la résume pas à une fonction utilitariste. Il en perçoit les immenses possibilités et les insondables dangers. Son œuvre, multiforme, explore aussi bien les méfaits de la télévision que la misère symbolique attachée à la consommation de masse. Cette œuvre dense, nous avons parfois du mal à la suivre. Il faut dire que l’homme pense et publie beaucoup : deux livres par an en moyenne. C’est impressionnant.
Le texte publié ici reprend des thèses soutenues par Bernard Stiegler, en prétextant du rapport remis à Thierry Breton, ancien ministre de l’Économie et des Finances, par Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet : L’économie de l’immatériel : la croissance de demain (La Documentation française, 2007). « Ce que l’on appelle croissance est devenu une mécroissance – le contraire d’une croissance : un renoncement de tous à tout et un rapetissement, une régression mentale aussi bien qu’environnementale, l’atrophie d’une planète dont la démographie est devenue surexponentielle et qui fonce dans un mur […] », « Notre conviction est que la sortie de ce modèle [industriel] épuisé et la reconstitution d’une économie industrielle passent par le développement de technologies de l’esprit au service d’une économie de la contribution ». Il n’est évidemment pas question de resituer ici l’ensemble des travaux de Bernard Stiegler ; d’ailleurs, la tâche est ardue, et il nous faudrait quelques années à l’ombre pour en venir, peut-être, à bout.
Signalons qu’enfin, sous cette pensée profuse et originale, émergent les prémices d’une politique publique, d’une action publique qui pourraient réconcilier citoyens, économie et connaissance.
La lecture numérique
Le texte d’Alain Giffard, président d’Alphabetville 2, ancien responsable de la mission interministérielle pour l’internet, reprend, en les étoffant, l’histoire des machines à lire et surtout le devenir de la lecture et des lecteurs numériques. On renverra le lecteur au blog d’Alain Giffard 3, et à ses publications, dont l’article qu’il a signé dans le numéro 5, 2006, des Cahiers de la librairie : la lecture numérique, une activité méconnue.
Avec ce texte, nous revivons les aventures de Memex, en 1945, ancêtre de l’hypertexte, conçu par Vannevar Bush, ainsi que, plus classiquement, celles de l’HTML et du web. Alain Giffard évoque ensuite la structuration de la lecture numérique, navigation, marquage, copie, prospection, annotation, mémoire et publication. Le grand intérêt de cette contribution est que, sur de sérieuses bases, sont envisagés deux modes de lecture : la lecture d’information et la lecture d’étude. La seule étude disponible actuellement, réalisée avec de vrais humains tels qu’on peut les toucher et même les sentir, par Ziming Liu, professeur des sciences de l’information, en 2005, démontre que la lecture numérique est une lecture d’hyperactif, de zapping, multiséquentielle, une sorte de lecture de préparation, de lecture d’information. La lecture sur papier reste, pour le moment, le modèle de la lecture d’étude par excellence. De nouveaux développements techniques pourraient ainsi tenter d’approcher techniquement les possibilités numériques et les capacités physiques d’attention. Il y a, semble-t-il, place ici pour une sorte d’observatoire des pratiques du numérique. Poursuivant ensuite les analyses de Bernard Stiegler, Alain Giffard évoque, invoque, convoque une initiative de la puissance publique : « La lecture numérique nécessite une alphabétisation et un enseignement approfondi. Plus généralement, les pratiques culturelles numériques nécessitent la formation et la transmission d’un savoir et d’un savoir-faire qui ne sauraient se résoudre en une initiation nécessaire à l’utilisation pratique de l’ordinateur et du réseau. Le retrait de l’État et de toute puissance publique de la formation à la lecture numérique produit alors un face à face des industries de l’information et du public. »
Christian Fauré, consultant chez Cap Gemini 4, explore ensuite des pistes beaucoup plus techniques qu’il serait fastidieux de développer ici, et qui concernent aussi bien l’architecture logicielle et matérielle des appareils que les « data centers », c’est-à-dire les réseaux de données et leurs connexions.
L’ensemble est clos par un texte du CIEM 5(Collectif interassociatif enfance et média) sur la place, les travers et les méfaits de la télévision, à partir d’une étude publiée dans la revue Pediatrics, en 2007.
C’est donc dire si l’ensemble est conforme à son projet : embrassant politique publique, philosophie, technique, sociologie et soin. Cet ouvrage ne peut être qu’une ouverture sur les textes publiés par Ars Industrialis, et les différents auteurs de l’ouvrage – Bernard Stiegler, Alain Giffard et Christian Fauré, dont on connaîtra, au passage, le goût pour le dilettantisme (mais jusqu’à 18 ans seulement 6).