Numériser les oeuvres du domaine public, et après ?

Diffusion, réutilisation, exploitation : des objectifs contradictoires ?

Isabelle Westeel

Le sujet même de la journée  1 organisée par l’IABD (Interassociation archives bibliothèques documentation), le 4 juin 2009 au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), nécessite d’être précisé.

Selon le Code de la propriété intellectuelle, relèvent du « domaine public » les œuvres dont la durée des droits patrimoniaux a expiré. Sur quel fondement juridique est-il alors possible de réutiliser le domaine public lorsqu’il est numérisé ? À l’heure où la réutilisation des œuvres numérisées constitue un enjeu majeur pour les politiques culturelles, cette journée entendait mieux cerner les aspects juridiques, économiques et politiques de cette problématique.

Au terme d’une intervention visant à saisir le fondement juridique (droit d’auteur, droit des bases de données...) de la tendance à la réappropriation des œuvres du domaine public par les institutions, Stéphanie Choisy (docteur en droit) propose d’utiliser le terme de « choses communes », selon l’article 714 du Code civil : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. »

Une autre approche est possible : le domaine public relève du droit de la propriété publique. Jean-Gabriel Sorbara  2 (professeur de droit public à l’université du Maine) évoque le Code général de la propriété des personnes publiques (CG3P, ordonnance du 21 avril 2006,) qui dispose que font partie du domaine public mobilier « les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique, notamment les collections de documents anciens, rares ou précieux des bibliothèques ». L’application du Code présente des difficultés. Un document « matériel » rare ou précieux peut devenir moins rare une fois numérisé ; à l’inverse, un document numérique peut être plus précieux que le support original, car enrichi et indexé. Le droit reste en suspens devant le caractère immatériel de la numérisation et face à la différence de nature entre l’objet corporel et l’objet numérique.

La réutilisation des informations publiques

Les deux interventions suivantes ont fait référence à l’ordonnance du 6 juin 2005 sur « la réutilisation des informations publiques ». Bruno Ory-Lavollée (conseiller référendaire à la Cour des comptes), dans une analyse plus politique, rappelle que la « réutilisation » sous ses trois formes – réappropriation, transformation et circulation – est au cœur des problématiques. Une stratégie consistant à « lâcher les œuvres » permettrait de combler le retard pris par la France quant à la visibilité des données culturelles sur internet. Le contrôle et la régulation nécessairement associés à ce lâcher prise passeraient par une maximisation des licences et par une multiplication des occasions de réutilisation pour diffuser des contenus de qualité, pour assurer la visibilité et le rayonnement de l’institution et pour toucher de nouveaux publics. Certains opérateurs économiques se montrent très intéressés par les bases de données publiques  3.

En décembre 2006, le rapport Lévy-Jouyet a révélé la valeur intrinsèque de l’immatériel et, par conséquent, ses potentialités économiques et financières. C’est en partie sur la base de ce travail que l’APIE (Agence du patrimoine immatériel de l’État) est créée en 2007. Chargée de définir la stratégie de gestion des actifs immatériels de l’État, cette agence interministérielle se fonde sur l’ordonnance du 6 juin 2005, qui prévoit que la réutilisation peut être soumise à une rémunération. L’APIE analyse juridiquement la rémunération comme une redevance pour service rendu. La loi impose que cette réutilisation soit encadrée par une licence. Cette politique tarifaire présentée comme une stratégie d’ouverture peut prêter à différentes analyses.

La réutilisation, « 3e âge du droit d’auteur » après la publication et la reproduction, incite à une position active vis-à-vis du droit. Les licences Creative Commons, complément et non pas alternative au droit d’auteur, permettent de donner de la transparence à l’origine des œuvres. L’auteur, au centre du dispositif, décide des conditions de leur utilisation. L’INHA (Institut national d’histoire de l’art) a mis en ligne les notices du « Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale » sous ce régime. Les possibilités d’utilisation de ces licences par les institutions publiques françaises sont en attente de leur prise en compte par le droit français.

Les bibliothèques et les politiques commerciales

La première intervention de l’après-midi a permis de mesurer l’embarras des bibliothèques à embrasser cette complexité juridique et à la transcrire concrètement en termes de « conditions d’utilisation ». Dans une présentation très éclairante, Lionel Maurel (BnF) a présenté les résultats d’une recherche sur les mentions légales de 122 bibliothèques numériques françaises  4, permettant de juger des pratiques en matière de réutilisation des données numérisées. Un bon tiers des établissements ne donne aucune indication sur le statut juridique des documents numérisés qu’il diffuse. Le fondement juridique des rares mentions légales repérées est inexistant ou mal assuré. 88 % des mentions légales ne permettent pas un usage en ligne des fichiers. Ces mentions s’appuient sur l’interdiction plutôt que sur les usages autorisés.

Plusieurs établissements ont engagé des réflexions sur les politiques commerciales liées à la réutilisation des données. Ces différentes expériences s’accompagnent d’une politique de suivi des images sur internet dans le souci du respect de l’intégrité du document et surtout avec la mention de sa provenance.

Enfin, la présentation de différents volets de Wikipédia comme Wikimedia Commons  5 ou Wikisource a mis en exergue la coopération engagée avec certaines institutions. Fin 2008, 100 000 fichiers des Archives fédérales allemandes ont rejoint Wikimedia Commons. De son côté, Google Livres propose un modèle économique fondé sur le domaine public. D’une façon générale, les internautes s’habituent à voir des mentions légales d’utilisation sur les sites « grand public » qu’ils consultent.

Lors de la synthèse finale, Yves Alix (BBF) a souligné que le « spectre du droit d’auteur » avait plané au-dessus de la journée, même si le domaine public se situe en dehors du Code de la propriété intellectuelle. La numérisation est résolument une question politique. Pour ne pas rater ce rendez-vous de la réutilisation des données, les établissements doivent réfléchir au « périmètre du service public » dans une stratégie d’ouverture assimilable au mouvement du web. L’exercice est difficile puisqu’il s’agit de clarifier les droits en fonction d’usages qui restent par définition incontrôlables.