À qui profite la normalisation documentaire ?
Marion Taillefer
Le thème de cette journée d’étude *, organisée conjointement par la Bibliothèque nationale de France et l’Afnor (Agence française de normalisation) le 5 juin dernier, soulève notamment la question de la construction des connaissances via internet et des bénéfices qu’offrirait en la matière le recours à la normalisation.
Un outil de régulation nécessaire
Internet pourrait être un levier pour la construction du savoir mais, dans la réalité, il menace plus cette construction du savoir qu’il ne l’encourage.
L’accent a été nettement mis sur les bouleversements induits par la globalisation d’internet : émiettement et déstructuration de l’offre, primauté de considérations commerciales, prédominance de grands groupes industriels…
La construction des connaissances, dont internet pourrait être l’un des principaux vecteurs, achoppe ainsi sur les conditions de l’accès au savoir en ligne : une inégalité de fait est observée, favorisant à terme une construction des connaissances à deux vitesses entre, d’une part, des utilisateurs experts et, d’autre part, des utilisateurs se contentant de schèmes de base pour des résultats décevants. Parallèlement, le média pédagogique que pourrait constituer internet est concurrencé et dépassé par des intérêts financiers grandissants, auxquels n’échappent pour l’heure que quelques rares ressources comme Wikipédia, qui s’affranchit de tout lien publicitaire malgré la gratuité de son accès.
Longtemps restée en marge, la normalisation est ainsi perçue aujourd’hui comme un outil de régulation nécessaire à la construction des savoirs dont internet reste un vecteur imparfait.
Alors que le facteur coût a été longtemps ressenti comme un frein au développement de la normalisation, notamment dans le cadre d’une tradition administrative peu encline à se renouveler, la récente prise de conscience de l’inégalité et de la marchandisation du savoir auxquels concourrait le développement d’internet tendent depuis peu à inverser la tendance : la normalisation, à présent perçue comme un facteur de cohésion et de rééquilibrage, s’affirme, de l’avis de tous, de plus en plus clairement comme une nécessité.
De diverses parts, un effort de cohérence, de convergence, d’interopérabilité, est mené depuis ces dernières années. L’objectif commun est de proposer une offre structurée contrebalançant celle des acteurs dominants du marché. Si les différentes interventions rendent compte du caractère encore diffus des initiatives menées jusqu’à présent, avec, à côté de standards officiels (ISO, Afnor), le développement d’une offre diversifiée d’acteurs (consortiums comme W3C ; Ifac – International Federation of Accountants ; Ifla…) et des modes de fonctionnement et de financement propres à chacun d’entre eux, il apparaît déjà que, au-delà de ces aspects, les différents modèles économiques à l’œuvre permettent de couvrir des besoins complémentaires.
Une montée en puissance sans précédent
Par conséquent, la normalisation prend une ampleur nouvelle en même temps qu’elle revêt des enjeux importants pour la construction des connaissances.
Calquant le développement d’internet, le processus de normalisation, auparavant restreint au seul secteur de l’information documentation, a vu son champ s’étendre à de nombreux domaines tout en connaissant une montée en puissance sans précédent. À l’aune de quelques premiers retours d’expériences, les intervenants ont précisé la nature des enjeux de la normalisation et des modèles économiques liés. Ceux-ci y voient de conserve des enjeux qualitatifs : la démarche collaborative engagée par Wikipédia ouvre des prémices prometteuses à la construction partagée des savoirs sur le web. L’initiative de l’APIE (Agence du patrimoine immatériel de l’État) rend compte de la manière dont la conduite d’un processus de normalisation, à travers la valorisation des actifs de l’État, concourt non seulement à la modernisation des services publics et au désendettement, mais également à la construction des savoirs par une démarche d’accompagnement, de coopération et de sensibilisation. Reposant sur un modèle économique de rentabilité autant que de valeur, la normalisation peut également avoir des effets bénéfiques imprévus, comme en témoigne le succès de la mise à disposition en ligne contre paiement des archives de l’INA (Institut national de l’audiovisuel). Au final, c’est vers une plus grande qualité que tendent les modèles économiques sous-jacents à la normalisation : sécurité juridique, prévisibilité économique, visibilité…
La normalisation doit toutefois constamment s’adapter en saisissant les nouveaux enjeux qui se présentent à elle.
Compte tenu de la mouvance du contexte actuel (économie numérique à peine émergente, modèles économiques à construire, évolutivité des supports…), à laquelle la normalisation ne saurait à elle seule apporter une réponse, des solutions innovantes doivent sans cesse être repensées. Ainsi, face aux questionnements que peuvent susciter, notamment dans le domaine de la construction des connaissances, l’analyse de la valeur, la richesse humaine, le rapport coût/bénéfices, la réflexion doit pouvoir s’enrichir de problématiques liées aux nouveaux défis d’avenir : archives numériques ouvertes, capacité des moteurs de recherche, développement de compétences documentaires, mise en place de dispositifs de formation en ligne, collaboration entre les différents domaines patrimoniaux appelés à une convergence de plus en plus importante (bibliothèques, archives, musées)... Conjuguer ces nouvelles tendances avec l’existant est une équation difficile à trouver, mais nécessaire à la démarche de construction des connaissances.