L’histoire culturelle : un « tournant mondial » dans l’historiographie ?
Postface de Roger Chartier
Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2008, 198 p., 23 cm
Coll. Sociétés, ISSN 1628-5409
ISBN 978-29156-1106-9 : 20 €
L’« histoire culturelle » a aujourd’hui plus de vingt ans. Dans le champ historique français et mondial, ce domaine de recherche est sans doute l’un des plus dynamiques qui soit. Une telle histoire, si riche d’acteurs, d’objets et de méthodes différents, se dérobe presque naturellement aux tentatives de définition, tout en constituant un carrefour transdisciplinaire fécond. Elle est en cela caractéristique d’un champ historique plus éclaté qu’auparavant, avec des écoles aux contours peut-être plus flous, mais qui ne sont pas restées hermétiques aux influences et aux échanges avec les historiographies étrangères. Au temps des manifestes et des ouvrages prospectifs 1 a succédé celui des bilans et de la théorisation, entamés en France avec les livres de Philippe Poirrier et de Pascal Ory 2, des réflexions qui se poursuivent aujourd’hui 3.
L’histoire culturelle : un « tournant mondial » dans l’historiographie ? sous la direction du même Philippe Poirrier, se compose de douze essais, chacun consacré, sous la plume d’un ou deux spécialistes, à la situation de l’histoire culturelle dans leur pays respectif (Alessandro Arcangeli, Paul Aron et Cécile Vanderpelen-Diagre, Edward Berenson, Carl Bouchard, Peter Burke, Palle Ove Christiansen, Andrea Daher, Ecaterina Lung, Martin Lyons, Anaclet Pons et Justo Serna, François Valloton et Nora Natchkova), le tout assorti d’une précieuse postface de Roger Chartier en guise de conclusion. L’ouvrage entend esquisser un bilan global de cette discipline à l’échelle mondiale, s’interrogeant sur le « tournant » qu’aurait pu constituer l’avènement de l’histoire culturelle, par analogie avec le linguistic turn qui a tant bouleversé le champ historique anglo-saxon au début des années 1980, et dont la réception contrastée est traitée dans quelques-uns des articles. La tâche est rude mais passionnante : les acceptions parfois très différentes du terme même de « culture », la diversité des traditions nationales et des cadres institutionnels (une situation demeurée marginale en Belgique ou en Suisse par exemple, ou la spécificité du plurilinguisme dans ces mêmes pays et au Canada), les échanges mais aussi les hermétismes des différents champs historiographiques, entravés par des traductions parfois très tardives (The Making of the English Working Class de E.P. Thomson en français vingt-cinq ans après sa première parution), sont autant de facteurs et de variables portés à la sagacité du lecteur.
Champs historiographiques
De telles disparités auraient pu faire de la cohérence de ce livre une gageure. Il n’en est rien : le directeur de l’ouvrage a pris le parti de laisser au lecteur la liberté de mener sa propre démarche comparatiste. Ainsi conçu, il constitue un recueil commode pour entrer dans les différents champs historiographiques nationaux, comprenant pour chaque article une bibliographie qui ne laisse pas d’étonner par sa richesse. Les différentes matrices se dévoilent : l’école des Annales et ses déclinaisons successives en France, le « marxisme ouvert » (Roger Chartier) de la revue Past and Present, les cultural studies, et, d’influence moindre, l’Alltagsgeschichte allemande, la microstoria italienne, la culture matérielle et l’ethnologie rurale en Scandinavie, la littérature en Roumanie. Le livre entend avancer sur la voie d’une histoire culturelle comparée, à la suite des historiens précurseurs sur les chantiers de l’Europe moderne et du livre et de l’imprimé. Une telle démarche, ambitieuse et exigeante, retrouverait ainsi les chemins de l’histoire globale, moins fréquentés depuis la fin des années 1970, et dont l’histoire culturelle semblait s’être plutôt démarquée jusque-là.
Le livre refermé, on se sentirait en droit d’espérer un second tome traitant des pays négligés par ce recueil, resté centré sur l’Europe occidentale (à l’exception du Canada, des États-Unis, de la Roumanie et du Brésil). L’Allemagne – dont l’absence est sans conteste la plus préjudiciable –, le Japon, le Portugal, restent en effet dans l’ombre, ainsi que la plupart des pays d’Europe de l’Est et d’Amérique latine. Regrettons seulement avec Roger Chartier que ce bilan, analytique et stimulant s’il en est, ne fasse pas suffisamment de place aux critiques souvent virulentes – et parfois légitimes – portées à l’histoire culturelle du point de vue épistémologique. Il serait par ailleurs fort intéressant de poursuivre la réflexion sur les facteurs globaux de son essor, en particulier sur sa raison sociale, M. Lyons pointant avec justesse dans son article le rôle de support nationaliste ou de caution identitaire que des États ou des communautés en quête de reconnaissance pourraient être tentés de faire jouer à de telles études.