Bibliothèques et politiques documentaires à l’heure d’internet
Bertrand Calenge
Coll. Bibliothèques
ISBN 978-2-7654-0962-5 : 37 €
On ne se donnera pas le ridicule de présenter ici Bertrand Calenge. Chacun sait que depuis le début des années 1990, on lui doit d’avoir inlassablement promu l’idée qu’il était indispensable de fixer les règles selon lesquelles une bibliothèque organise et entretient sa collection. Et son moindre mérite n’est pas d’avoir constamment situé cette préoccupation dans l’ensemble du contexte dans lequel s’élabore une politique documentaire : en témoignent ses travaux sur les services aux publics ou le métier de bibliothécaire *.
Les trois versions successives de son ouvrage ne sont pas non plus simplement trois éditions actualisées. Chacune prend en compte la problématique dans l’état où elle se trouve au moment de sa publication. D’où trois titres différents : Les politiques d’acquisition : constituer une collection dans une bibliothèque en 1994 (sensibiliser), Conduire une politique documentaire en 1999 (mettre en œuvre), Bibliothèques et politiques documentaires à l’heure d’internet en 2008 (contextualiser et introduire la dimension numérique). On ne se dispensera donc pas de la lecture des trois ouvrages si on veut prendre la pleine mesure du sujet.
En 2008, donc, le contexte est différent : on admet (parfois difficilement) que la politique documentaire d’une bibliothèque est une composante des politiques publiques définies par sa collectivité de tutelle, et donc au service des citoyens qu’elle dessert. Le débat entre la bibliothèque centrée sur ses collections versus la bibliothèque centrée sur ses publics est en cours, souvent de façon exagérément simpliste, mais les publics gagnent du terrain.
L’« illusion technophile » (la politique documentaire serait une science appliquée qui se concocterait grâce à des équations et des logiciels) est en cours de dépassement. Mais la culture de l’évaluation, elle, fait lentement son chemin : une politique publique doit donner des résultats. Restent largement ouvertes la question des indicateurs qui doivent permettre de les mesurer et la question plus sournoise de ce qu’on mesure exactement.
Malgré les résistances à la pratique du désherbage, on finit par admettre que la collection est le fruit d’une constante recherche d’équilibre entre entrées et sorties. La politique documentaire devient donc indissociable des politiques d’élimination et de conservation. L’émergence sociale de l’intérêt pour le patrimoine, de plus en plus perceptible depuis les années quatre-vingt, encourage une réflexion sur collection à consommer aujourd’hui et collection destinée aux générations futures : la bibliothèque est aussi un lieu de mémoire.
Et surtout, internet est passé par là, ruinant l’ambition des bibliothèques d’être le conservatoire incontournable de tous les savoirs. Le modèle de gratuité majoritaire sur internet (ou la facilité d’y transgresser le droit d’auteur) laisse apparemment l’internaute libre de se passer de la bibliothèque. Ne restent à celle-ci que des contenus très spécifiques (information scientifique ou économique) qui nécessitent toujours sa médiation (elle paye pour les mettre à disposition), mais pour lesquels elle se trouve dépossédée de ses anciennes capacités de sélection. D’où une angoisse montante dans la profession, et la recherche de ce qui fonde l’utilité à terme de l’institution.
Pour cela, le livre de Bertrand Calenge, faute de donner une solution, ouvre des pistes : « Il faut passer des contenus possédés aux contenus accessibles. » Et repenser au passage les traditionnels modes de signalement en bibliothèque, Google ayant dégoûté les utilisateurs de passer sous les fourches caudines des catalogues traditionnels, pour aller vers plus d’accessibilité, plus de personnalisation, plus d’interactivité. Venir sur place n’est plus le seul mode d’utilisation de la bibliothèque : elle repense son offre à distance, d’information sur ce qu’elle possède (les catalogues en ligne) mais aussi sous forme de contenus (les bibliothèques numériques) ou de services (« Ask a librarian »). La collection elle-même connaît une nouvelle configuration : synthèse des contenus matériels, des contenus accessibles en ligne, de l’offre bibliographique et culturelle de la bibliothèque, de la transmission des savoirs et des compétences en matière de recherche d’information du bibliothécaire, qui a appris à circuler dans les couloirs tortueux d’internet à la lumière de sa culture professionnelle.
On le voit, au fil du temps, la vision de Bertrand Calenge devient impérialiste : la politique documentaire recouvre les acquisitions, mais aussi le signalement, la conservation, les services aux publics, la valorisation : tout le spectre de la bibliothéconomie, vu d’un point de vue particulier… Mais, pour finir, laissons la parole à l’auteur : « La politique documentaire est en définitive un art de la navigation, dans un système complexe. Une seule solution : essayer de penser la complexité ! »
On retrouvera avec profit les réflexions en cours de Bertrand Calenge sur son blog : http://bccn.wordpress.com