Les conservateurs et la recherche
Rémi Mathis
Les conservateurs, tant du patrimoine que des bibliothèques, sont statutairement définis comme des « personnels scientifiques ». Les décrets portant création des corps de conservateur des bibliothèques et du patrimoine sont toutefois assez flous pour donner lieu à des interprétations qui recouvrent la variété des pratiques, disant que ceux-là « exploitent les collections » et peuvent être chargés d’« études » tandis que ceux-ci doivent explicitement « étudier, […] mettre en valeur et faire connaître le patrimoine », éventuellement par le biais de « publications » ; et même, ils « participent au développement de la recherche ». Qu’est-ce à dire ? Quel lien les conservateurs entretiennent-ils et doivent-ils entretenir avec la recherche ? C’est la question posée par le colloque organisé par l’INP (Institut national du patrimoine) dans ses locaux de la rue Vivienne, avec le partenariat du CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale), de l’Inet (Institut national des études territoriales) et de l’Enssib (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques), le 19 décembre 2008.
Diversité des métiers, diversités des pratiques
La notion de recherche n’est pas univoque et les pratiques dépendent beaucoup de la spécialité du professionnel, des postes occupés et des individus. Cette diversité des rapports a été clairement mise en lumière au cours de la matinée au cours de laquelle de jeunes professionnels ont présenté leur expérience couplée de conservateur et de chercheur.
Tous les conservateurs ne sont donc pas égaux devant la recherche. Certaines spécialités amènent forcément à y tremper plus que d’autres. Si Didier Delhoume (service régional de l’archéologie des Pays-de-la-Loire) a montré que c’était le cas de l’archéologie, Julie Faure et Marie Pottecher, conservateurs de l’inventaire en Île-de-France et en Alsace, insistent sur le fait que la recherche fait pleinement partie de leur pratique quotidienne et qu’il est impossible d’encadrer des chercheurs sans en faire soi-même. L’exemple de l’aménagement du parc de Romainville prouve également que ces recherches ont des applications directes : la connaissance de l’histoire du parc du château et des carrières qui lui ont succédé contredisent certains partis pris du projet de réhabilitation et devraient amener à une remise en cause de ce dernier. Au sein d’une même spécialité, Isabelle Chave, directrice des archives départementales des Vosges, souligne d’abord la grande disparité des professionnels selon leur lieu d’affectation. Le phénomène est évident en archives où le public d’archives départementales éloignées des centres universitaires n’est pas le même que celui des Archives nationales, ce qui appelle des comportements variés, mais il n’est pas moins patent en bibliothèques où un chef de section de médecine en bibliothèque universitaire n’a pas les mêmes occasions de faire de la recherche dans le cadre de ses activités professionnelles qu’un conservateur d’une grande bibliothèque patrimoniale parisienne.
La question est alors de savoir si ces travaux doivent avoir un lien direct avec le travail effectué en tant que conservateur. L’exemple du directeur de la BDP des Hautes-Alpes montre qu’il n’est pas impossible de concilier un travail de qualité dans un domaine très éloigné de sa mission et la gestion d’une équipe et d’un budget : François Dusoulier est un entomologiste qui travaille sur les collections d’insectes des muséums et a publié de très nombreux articles sur les punaises et les sauterelles. Certes, cela l’a amené à travailler sur les insectes ravageurs du patrimoine ou à collaborer avec le musée départemental de Gap, mais l’essentiel se situe bien loin de la lecture publique. Il a pourtant souligné à plusieurs reprises l’intérêt de la pratique de la recherche pour le conservateur. Souvent confronté à des acteurs du monde de la recherche, il doit pouvoir parler avec eux d’égal à égal, ce qui passe par des publications reconnues.
Tous les intervenants s’accordaient en tout cas à dire que le travail de conservateur, quel qu’il soit, a partie liée avec la recherche. Isabelle Chave appuie sur le rôle d’accompagnement de la recherche : le conservateur accueille les étudiants et leur propose des sujets, valorise leurs travaux et ceux des chercheurs en proposant conférences et expositions (d’où souvent un catalogue scientifique), s’implique dans la vie des sociétés savantes locales et apporte son expertise pour l’aide à décision (attribution de bourses, acquisitions patrimoniales, numérisation, restauration). Maïté Vanmarque, directrice de la bibliothèque municipale d’Alençon, insiste essentiellement sur la mise en valeur des collections passant par des expositions et des collaborations, car il n’est guère aisé de sortir des urgences quotidiennes quand on est le seul agent de catégorie A pour s’occuper d’une équipe de trente personnes.
Quelle recherche ? Pour qui ?
La pratique de la recherche ne bénéficie toutefois pas aux seuls conservateurs ou aux institutions dans lesquelles ils travaillent mais également à plus grande échelle. C’est ce que se sont attachées à montrer les communications de l’après-midi en inspectant les rapports entre recherche et développement des territoires à travers une approche par échelle.
Pierre Lungheretti, directeur adjoint des services de Rennes, représentait le point de vue des collectivités locales, qui sont très favorables aux activités de recherches de leurs conservateurs, plutôt comme maîtres d’ouvrage que comme érudits, à condition que celles-ci s’insèrent dans une politique globale. L’articulation entre local et national a bien été mise en lumière par l’intervention de Thierry Claerr (Direction du livre et de la lecture), à partir de l’exemple du catalogue régional des incunables des bibliothèques publiques de France. Ce programme est l’occasion de recherches sur des fonds très peu exploités de petites bibliothèques qui sont ainsi valorisés (on a ainsi très récemment trouvé un nouveau Grolier à Vesoul). Mais l’articulation n’est pas si aisée et les conservateurs qui dépendent de collectivités locales n’ont pas toujours la possibilité de participer à de semblables programmes. La recherche à l’international se passe essentiellement dans les établissements de plus grande importance. Isabelle Le Masne de Chermont rappelle que la recherche est intégrée au décret de 1994 qui crée l’établissement public de la Bibliothèque nationale de France. À travers trois exemples (catalogues de manuscrits enluminés, musique et manuscrits de Dunhuang), elle montre que la BnF parvient à s’insérer dans des programmes de recherche qui lui donnent une visibilité planétaire.
Au cours de cette journée, nous sommes au moins passés à côté des catégories faciles et des oppositions factices : l’expression « tour d’ivoire » n’a heureusement été prononcée qu’une seule fois. Restait néanmoins à s’accorder sur les mots employés par les uns et les autres. Il faut assurément faire une distinction entre contribuer à la diffusion des connaissances et faire de la recherche. La discussion a abouti à faire remarquer que faire « des recherches » n’est pas synonyme de faire « de la recherche », la plupart des conservateurs se situent plus dans un « esprit de recherche ». Car si certains se sont réjouis de la liberté que possèdent les conservateurs dans la menée de leurs travaux, cela constitue également leur faiblesse : faire de la recherche pour soi risque d’aboutir à un résultat ne possédant pas la reconnaissance extérieure nécessaire, à un moment où la bibliométrie fait rage dans l’enseignement supérieur. Christian Hottin, chef de la mission ethnologie à la Direction de l’architecture et du patrimoine, a ainsi émis le vœu que les écoles intègrent dans leur enseignement la maîtrise d’ouvrage de la recherche afin que les futurs conservateurs sachent s’insérer dans des programmes existants et obtenir des financements en étant capables de s’adosser à des institutions qui possèdent une légitimité scientifique.
Cette collaboration est sans doute aujourd’hui nécessaire aux conservateurs qui ne peuvent plus mener leurs petites recherches dans leur petit bureau. Peut-être alors ce travail pourra-t-il être pris en compte : à plusieurs reprises est revenu le regret que « l’expérience managériale » demeure « prédominante » dans la carrière des conservateurs – voire que leurs travaux de recherche soient ignorés, ce qui semble une originalité française. Mais encore faut-il que les organismes de recherche acceptent d’intégrer des conservateurs à l’égal des autres membres dans leurs équipes. C’est pourquoi nous avons regretté l’absence de représentants du ministère de la Recherche ou de l’Agence nationale de la recherche : pas le moindre enseignant du supérieur ni de chercheur du CNRS pour offrir de contrepoint, alors que nous avions beaucoup à apprendre de la manière dont les professionnels de la recherche considèrent les conservateurs. Peut-être cette absence est-elle représentative d’un isolement nocif pour tous.