Cinquante ans d’histoire du livre

De L’apparition du livre (1958) à 2008 : bilan et perspectives d’une discipline scientifique

Jean-Philippe Schmitt

Du 11 au 13 décembre 2008, un colloque international consacré à « 50 ans d’histoire du livre » était organisé par l’Enssib (centre Gabriel-Naudé), avec le concours de l’École pratique des hautes études (EPHE) et de la bibliothèque municipale de Lyon. Le cinquantenaire de la publication de l’ouvrage d’Henri-Jean Martin et Lucien Febvre fut l’occasion de rendre hommage à H.-J. Martin et de marquer un « moment historiographique ». Cinq sessions thématiques définies par les responsables scientifiques, Frédéric Barbier et Dominique Varry, structuraient les interventions.

L’héritage de 1958

D. Varry (Enssib et EPHE) et F. Barbier (Institut d’histoire moderne et contemporaine/CNRS-ENS et EPHE) ont resitué L’apparition du livre pour en dégager les principales problématiques. Valérie Tesnière (Inspection générale des bibliothèques) a montré « Henri-Jean Martin en dialogue » avec ses contemporains, à la confluence de nombreux courants intellectuels, qui ont permis la maturation d’un ouvrage en gestation depuis les années 1930 : Henri Berr et l’esprit de la Revue de synthèse ; Julien Cain ; Lucien Febvre, l’Encyclopédie française et l’École des annales ; etc.

Jean-Dominique Mellot (Bibliothèque nationale de France) s’est attaché à mettre en lumière la réception, au départ médiocre, des travaux de H.-J. Martin, de L’apparition du livre à la monumentale Histoire de l’édition française. De manière générale, on peut aujourd’hui encore regretter un relatif cloisonnement des recherches, qui nuit à leur diffusion internationale. Comme en réponse à cette difficulté, Elmar Mittler (Niedersächsische Staats- und Universitätsbibliothek) a conclu la session en présentant le Cerl (Consortium of European Research Libraries), et plus particulièrement la base de données HPB (Heritage of the Printed Book in Europe) 1, dont l’objectif est d’offrir un outil de recherche sur les livres imprimés en Europe (v. 1455-v. 1830) qui permette d’effacer les inconvénients de la dispersion du patrimoine.

« Le livre, cette marchandise »

Trois aspects furent abordés dans cette session : le commerce, l’édition et les techniques de production. Sabine Juratic (IHMC) a dressé un tableau de l’activité des libraires au XVIIIe siècle : elle situe autour de 1760 le moment où la librairie connaît une croissance accélérée dans le royaume, mais également à ses frontières, par des implantations concurrentes non autorisées.

Deux contributions de Pascal Durand et Tanguy Habrand (université de Liège) ont esquissé un panorama des pratiques d’édition et des récentes mutations du champ éditorial en Belgique, qui laisse paraître une difficile reconnaissance de l’importance culturelle de la fonction éditoriale.

Alan Marshall (musée de l’Imprimerie de Lyon), en spécialiste de l’histoire des techniques, a fait un constat aussi passionnant que problématique : les techniques récentes de reproduction graphique sont moins connues et étudiées que les techniques artisanales d’imprimerie. La première moitié du XXe siècle, en particulier, est très délaissée, alors qu’elle initie une dématérialisation qui ouvre la voie à la révolution numérique. Beaucoup reste à faire dans ce domaine.

Le livre comme objet matériel

D. Varry s’est attaché à montrer l’apport considérable de la bibliographie matérielle à une « nouvelle » histoire du livre. La bibliographie matérielle bénéficie aujourd’hui largement des développements technologiques qui facilitent les confrontations, les comparaisons ou le collationnement.

« La difficile mise en livre des textes scientifiques (XVIe-XVIIe siècles) » fut illustrée par Laurent Pinon (École normale supérieure), qui a montré comment les difficultés éditoriales tendent à renforcer l’implication des auteurs, le cas extrême étant celui de Tycho Brahé, qui fit un choix radical d’auto-édition.

Michel Melot a, quant à lui, proposé une intéressante relecture du rapport texte-image. L’écriture est une catégorie de l’image, en ce qu’elle donne la langue à voir, par le biais d’un alphabet et de la typographie, qui font l’image du texte.

La session s’est terminée par une table ronde  2 consacrée au « document à l’ère du numérique » et centrée sur le concept de « redocumentarisation », cher à Roger T. Pédauque.

« Le livre, ce ferment »

Considérer « le livre dans l’antiquité grecque et romaine » (Christian Jacob, CNRS), c’est se mettre en position de saisir comment une culture du livre, qui ne s’appuie encore sur aucun héritage, peut se mettre en place, comment un texte devient livre et acquiert la part d’autonomie que nous lui connaissons.

Une réflexion sur l’histoire des genres de large diffusion en Italie a permis à Lodovica Braida (université de Milan) de montrer comment l’imprimerie avait accentué la distinction entre livre populaire et livre savant, et comment certains genres ont pu correspondre à diverses figures du lecteur (en fonction des degrés d’alphabétisation). Istvan Monok (Bibliothèque nationale de Hongrie) a reconsidéré l’espace culturel dans le bassin des Carpathes à travers les concepts de cultures émettrices et réceptrices, que l’étude des bibliothèques privées permet de préciser.

F. Barbier a conclu cette session en illustrant une forme de continuité entre l’imprimé, dont il situe la naissance – qu’il distingue de celle de l’imprimerie – autour de 1490, et le caractère virtuel du document aujourd’hui.

Nouvelles approches, nouveaux problèmes

C’est l’humaniste au travail qui est au cœur des réflexions de Raphaële Mouren (Enssib, Sorbonne et EPHE) sur une anthropologie de l’auteur-éditeur, à un moment clef de son histoire.

Les bibliothèques ont également été l’objet de deux études, très différentes. Pour Robert Damien (université -Paris-10), l’institution de la bibliothèque au XVIIe siècle joue un rôle fondateur dans l’affirmation de l’autorité politique. La bibliothèque comme lieu de censure prescriptive serait une des matrices de la raison d’État et de l’espace public. Anne-Marie Bertrand (Enssib), quant à elle, a appelé de ses vœux le développement d’une histoire scientifique et « laïcisée » des bibliothèques. L’histoire des bibliothèques est celle de l’usage public du savoir, elle est nécessairement et avant tout une histoire culturelle.

Pour conclure ces trois journées, Roger Chartier (Collège de France) est notamment revenu sur la nécessité de situer l’histoire du livre dans une histoire plus large des productions écrites, de la culture écrite. Les ruptures actuelles ne semblent pas remettre en cause la permanence d’un « ordre du livre ».

La publication des actes de ce colloque rendra mieux compte des nombreuses pistes ouvertes par les différents intervenants. De nouvelles voies de recherches sur le livre imprimé se dessinent, mais qu’en est-il de l’avenir de l’écrit, de ses supports et modes de diffusion, de ses usages ?