L’avenir de la librairie

Annie Le Saux

« Quand tu ne sais plus où tu vas, retourne-toi et regarde d’où tu viens. » Proverbe sénégalais que Daniel Garcia (Livres Hebdo) a cité en introduction à la table ronde construite à partir de l’ouvrage paru aux Éditions du Cercle de la librairie, Histoire de la librairie française  1. Quatre des 74 auteurs de cette somme ont débattu de l’avenir de la librairie : deux libraires (Jean-Marie Ozanne, librairie Folies d’encre à Montreuil et Christian Thorel, librairie Ombres blanches à Toulouse  2) et deux universitaires (Françoise Benhamou, économiste, professeur à l’université de Paris 13 – Villetaneuse et Luc Pinhas, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris 13 – Villetaneuse).

L’importance d’un tel ouvrage n’est pas à démontrer. Il manquait dans le paysage de la chaîne du livre, où il vient heureusement compléter l’Histoire de l’édition française et l’Histoire des bibliothèques françaises, parues chez le même éditeur. Retracer l’histoire de cette profession, estime Jean-Marie Ozanne, lui permet « d’exister, de ne plus être considérée comme une profession mineure, vouée à la disparition ». Car, s’il ne faisait qu’un au départ avec le métier d’éditeur, le métier de libraire s’en est séparé au début du XIXe siècle (le décret de sa création date de 1810). Et, depuis, l’histoire de la librairie est devenue « l’histoire de relations ambivalentes avec les éditeurs » (Christian Thorel). À cette rupture, une représentation réductrice – qui perdure, notamment auprès des étudiants – octroie dès lors la part belle – à savoir la culture – aux éditeurs, les libraires se voyant associés à la notion moins noble de commerce. C’est, se fâchent les libraires, occulter le rôle de médiateur et de conseil qu’ils jouent entre l’offre de création et le public.

Tout au long de son histoire, la librairie est confrontée à de nouvelles concurrences : les bibliothèques de gare au XIXe siècle, la diffusion des collections de poche hors du circuit des librairies, dont la création, en 1958, de la collection « J’ai lu » par Frédéric Ditis est le point de départ, et l’ouverture, en 1974, de la première Fnac rue de Rennes à Paris (Luc Pinhas). D’autres facteurs d’inquiétude accompagnent actuellement leur évolution ou leur déstabilisation, comme les concentrations des librairies, la multiplication des chaînes de magasins spécialisés, l’accroissement du nombre des titres et, le plus dangereux et le moins maîtrisable d’entre eux, l’apparition du numérique et, avec lui, de nouvelles formes de pratiques de lecture et d’achats et le risque d’une possible dématérialisation de la librairie.

Ces mutations internes sont préoccupantes pour les petites librairies qui doivent trouver un équilibre entre la vente de best-sellers, dont s’est emparée la grande distribution, les ouvrages très spécialisés, les petits tirages, sans parler de la place qu’ils doivent se faire face à la vente en ligne (Luc Pinhas). Le rôle des libraires dans la diffusion de livres numériques passe-t-il par l’élaboration d’un portail ? Rien n’est moins sûr et les avis sont partagés : solution pour certains, trop onéreux pour d’autres. La période actuelle est ainsi, comme la définit Françoise Benhamou, « un moment de grande continuité et de rupture à la fois ».

Les atouts de la librairie indépendante résident dans la place – vitale pour sa subsistance mais mise en danger par l’inflation des prix des loyers – qu’elle occupe en centre-ville, dans sa fonction urbaine, son ancrage territorial, et ce, sous le regard envieux de grosses chaînes qui guignent ce lieu privilégié. Mais les contraintes sont là : économiques et financières, juridiques aussi. La profession n’échappe pas à la remise en cause de ses fondamentaux et elle se joint à la « polyphonie de prophéties sur l’avenir du livre » (Christian Thorel). Car, à côté de la question de la transmission de l’entreprise, qui hante l’esprit de tous les libraires, grande est aussi l’interrogation sur le nerf de la guerre, à savoir la production : qui, dans l’avenir, courra le risque de produire du papier ?

Dans ce contexte en mutation, le décret relatif au label LIR (librairie indépendante de référence)  3 redonnera-t-il un regain d’espoir à la librairie, « ce lieu de grande liberté, où l’on vient trouver des livres que l’on ne cherche pas » (Christian Thorel) ? C’est ce qu’affirme Jean-Marie Ozanne, pour qui le salut de cette profession ne peut exister que par la qualification.