Actes authentiques
Yves Alix
Au cas (improbable ?) où notre nombrilisme bibliothécaire nous ferait croire que nous sommes les seuls à susciter autant de rapports officiels au fil des ans, il suffirait d’une brève plongée en apnée dans les grands fonds de la littérature administrative pour voir qu’il n’en est rien : le rapport est un produit en pleine croissance, à l’abri de la crise, il fleurit partout et en tout temps. Le genre ne s’épuisera sans doute jamais. Et quand on abattra la dernière forêt, ce sera peut-être pour imprimer le dernier rapport administratif. Il ne traitera d’ailleurs pas des bibliothèques, qui entre-temps auront disparu. Et d’ailleurs on ne l’imprimera pas, puisque le papier aura été abandonné depuis longtemps. Et il n’y aura pas de rapport, puisqu’il n’y aura plus d’administration…
En ces temps très incertains pour les tutelles administratives des bibliothèques, mais aussi pour les statuts et les métiers, la pérennité des financements ou la place des bibliothèques à l’université *, pour ne pas évoquer des inquiétudes plus vagues quant à l’avenir même des bibliothèques – bâtiments, collections et institutions – dans l’univers gazeux du numérique, le BBF propose un exercice inédit : un dossier entier sur les rapports officiels, cette création extravagante de nos sociétés démocratiques fondées sur un régime de décision mi-public mi-caché, appuyé sur l’expertise, l’état descriptif validé, la réfutation, la production du discours (et du papier). Tantôt simple constat, tantôt vrai plan de bataille, le rapport semble remplir, dans le cheminement de la décision politique ou administrative, le même office que dans l’Antiquité l’interrogation des Dieux et l’interprétation des auspices. Il n’aide pas seulement à la décision : il la sanctifie. En outre, le plus souvent, il prophétise. Cela seul suffirait à faire de tous ces rapports produits au fil des ans d’excellents sujets d’étude rétrospective. Dans l’histoire des bibliothèques françaises depuis, disons, quarante ans, les rapports les plus marquants forment en effet autant de repères aidant à mieux comprendre les évolutions dont nous sommes aujourd’hui, dans les bibliothèques et plus généralement dans le monde de la culture, les héritiers. En retracer la genèse, en comprendre le contenu, en examiner la postérité enfin, c’est donner à chacun un moyen supplémentaire de décrypter la singularité de l’histoire contemporaine des bibliothèques.
Le rapport est le plus souvent un diagnostic et, ce dossier le montre à l’envi, le pronostic est dans presque tous les cas très réservé. À nous, individuellement ou collectivement, de nous appliquer en les (re)lisant à trouver les bons remèdes, et aussi de persuader les politiques que la meilleure thérapeutique ne vaut pas une bonne prévention. Sinon, les pessimistes, en lisant chaque nouveau rapport (car nul ne doute que le prochain soit pour bientôt), pourront dire comme Ambroise Paré : « Si tels signes apparaissent, fais ton rapport que bientôt le malade mourra.»