Livres pillés, lectures surveillées : les bibliothèques françaises sous l’Occupation
Martine Levisse-Touzé
Martine Poulain
Coll. NRF Essais
ISBN 978-2-0701-2295-0 : 22,50 €
Si l’historiographie de l’Occupation s’est intéressée jusqu’à maintenant au pillage des œuvres d’art, avec les contributions notamment de Laurence Bertrand Dorléac, L’art de la défaite, 1940-1944 (Le Seuil, 1993) et de Rose Valland, Le front de l’art : défense des collections françaises, 1939-1945 (Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1961), le terrain est resté vierge en ce qui concerne le monde des livres et des bibliothèques. Martine Poulain comble ce vide par une étude très fouillée et de très grande qualité. Elle analyse avec minutie comment les services allemands de l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg), sous l’égide de Rosenberg, délégué du Führer, chargé du contrôle de l’ensemble de l’instruction et de l’éducation spirituelle et idéologique du parti nazi, sont à pied d’œuvre dix jours à peine après l’occupation allemande de Paris. On est frappé par la rapidité (un mois, juin-juillet 1940) avec laquelle est mené le pillage des bibliothèques par les nazis selon leurs logiques multiples : pillage de guerre, nationalisme, antisémitisme et antibolchévisme. Les fonds touchés concernent, entre autres, des hommes politiques, Léon Blum, Yvon Delbos, Georges Mandel, Jules Moch, Jean Zay, des historiens, Louis Halphen et Marc Bloch, des écrivains, Jean Cassou, Tristan Bernard, Benjamin Crémieux, Louise Weiss, le philosophe Vladimir Jankélévitch. Que dire du pillage de la bibliothèque de Raymond Poincaré, président de la République, l’homme de l’Union sacrée à qui les nazis vouent une haine incommensurable ! Les bibliothèques des grandes familles juives sont spoliées mais aussi la Bibliothèque polonaise ou encore en 1943 la bibliothèque de la féministe Marguerite Durand, les bibliothèques protestantes et celles des jésuites.
Collaborateurs, résistants
La Bibliothèque nationale retient particulièrement l’attention de l’auteur. À sa tête, le gouvernement de Vichy place en août 1940, en remplacement de Julien Cain, un homme sûr : Bernard Faÿ, américaniste distingué, professeur au Collège de France, collaborateur zélé. Maréchaliste, anti-maçon, il s’attaque en priorité aux francs-maçons et crée le « musée des sociétés secrètes ». Il applique les mesures antisémites et collabore avec les officiers allemands. Délateur, il attire l’attention de l’occupant sur le Collège de France et notamment sur Paul Langevin qui organise la propagande anglophile et gaulliste.
Si on ne dispose pas encore d’études d’ensemble sur la Résistance au sein de la corporation des bibliothécaires, le livre met en lumière des figures illustres : Julien Cain, victime des mesures antisémites, surveillé pour ses sympathies politiques, est arrêté le 12 février 1941 et déporté à Buchenwald après quatre années de prison ; Yvonne Oddon, bibliothécaire au musée de l’Homme, arrêtée avec Boris Vildé et Anatole Levitsky, déportée ; Alphonse Bérard, directeur de la bibliothèque administrative de la Ville de Paris, arrêté pour y avoir caché des armes et mort en déportation ; Henri Vendel, archiviste paléographe, directeur de la bibliothèque de Châlons-sur-Marne, emprisonné deux mois pour avoir prêté des livres traduits de l’anglais, ou tel autre de Mulhouse arrêté pour avoir hébergé un « malgré-nous » et déporté au Struthof.
Il convient aussi de souligner les comportements de ceux à l’éthique infaillible, restés à leur poste au milieu du désastre, essayant de sauver les collections tout en continuant à faire fonctionner l’institution, parfois au péril de leur vie, au nom du sauvetage de la culture. L’auteur réserve une place de choix à ces « responsables justes ». Leur attitude s’apparente à ce que l’historien Jacques Sémelin qualifie de « résistance civile ». Ainsi de Jean Laran, conservateur du cabinet des estampes, et qui deviendra administrateur de la BN à la Libération, ou de Marcel Bouteron, inspecteur général, qui collecte « journaux interdits et tracts ».
Livres, lecteurs, bibliothèques
Le monde des livres est sous contrôle dès août 1940. Aux quatre listes de livres interdits par l’occupant, se superposent les mesures répressives du gouvernement de Vichy. Martine Poulain estime que de 6 000 à 8 000 titres ont été retirés des librairies et des bibliothèques. Des livres sont aussi brûlés. S’y ajoute le contingentement du papier à partir de 1942. Malgré cela, en ces années noires, la soif de lecture est grande. Comme les salles de cinéma, les bibliothèques sont très fréquentées. Le désir d’évasion, de rêve pour tromper un quotidien infernal explique l’engouement pour les romans dont les plus prisés sont : La mousson de Louis Bromfield, Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, Premier de cordée de Roger Frison-Roche.
Au total, dressant le bilan, l’auteur chiffre les destructions dues aux opérations de guerre en 1944-1945 à 31 bibliothèques totalement détruites et 40 partiellement sinistrées et près de deux millions de livres disparus. Toutefois, elles n’ont pas l’ampleur des spoliations avec dix millions de livres.
On le voit, l’étude, très complète, porte à la fois sur le monde des livres, des lecteurs, des bibliothèques publiques et privées. L’ouvrage est organisé autour de quatre grands thèmes, « bibliothèques pillées, bibliothèques menacées », « Bernard Faÿ, intellectuel, collaborateur », « bibliothèques et lecture », « la mémoire des livres », partie qui aurait gagné à un intitulé plus précis, par exemple celui que l’auteur emploie en sous-partie, « l’heure des comptes et restitutions ».
Pistes de recherche
Tout au long de son ouvrage, l’auteur ouvre des pistes de recherches complémentaires : les listes des fonctionnaires employés dans les bibliothèques municipales et dans celles dépendant de l’Éducation nationale, révoqués dans le cadre des mesures antisémites et celles des personnels déportés, morts en déportation ou revenus, restent à établir. De même qu’une étude d’ensemble sur la résistance de la corporation reste à faire.
Pour écrire cette grande œuvre, Martine Poulain a consulté de manière exhaustive les fonds des Archives nationales, ceux des Affaires étrangères, de la Bibliothèque nationale, de la BDIC, de la bibliothèque Mazarine, du Collège de France et des archives municipales. Martine Poulain n’a rien laissé au hasard en complétant ses recherches par des entretiens avec les acteurs.
Les annexes sont particulièrement précieuses, avec une chronologie détaillée des événements concernant les bibliothèques, les dates-clés de la guerre et de la Collaboration – ce qui permet de suivre plus finement la lecture de cet ouvrage dense –, la liste des saisies effectuées par les services de l’ERR jusqu’au 23 mars 1941, le rapport de Jean Laran présenté le 5 décembre 1944 devant la Commission d’épuration des bibliothèques et des archives, et la liste de cent personnes spoliées ayant bénéficié de restitutions ou d’attributions de livres entre 1946 et 1950. L’index des noms de personnes et les notes seront très utiles pour les chercheurs et les lecteurs qui veulent en savoir plus.
Cette étude magistrale, fruit d’un travail minutieux de recherche, force l’admiration par son érudition. Il comble une lacune de taille dans l’historiographie de la vie en France sous l’Occupation. C’est un livre incontournable qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques publiques et privées comme dans les centres de documentation et de recherche.