Emmanuel Levinas : la question du livre
Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Imec, 2008, 156 p., 24 cm
Coll. Inventaires
ISBN 978-2-9082-9590-0 : 20 €
Aborder l’œuvre d’Emmanuel Levinas par la question du livre était une manière de faire un colloque original sur cet auteur. Certes, il n’a jamais consacré un titre particulier à la question, mais elle émerge sans cesse au détour de ses travaux, et souvent s’avère très structurante dans sa pensée.
Le colloque commence avec un texte du fils d’E. Levinas, Michaël, qui est musicien et réfléchit sur la « biffure » comme symbole des bifurcations de la pensée. Ce qui était vrai de l’écriture philosophique de son père, comme de sa propre écriture de musicien, car toute écriture est créativité et en même temps un processus matériel, des signes sur du papier, des ratures. Cette dimension matérielle de l’écriture se retrouve aussi dans le livre. Dans la communication suivante, Didier Franck travaille sur « le sens de la trace ». Tout livre est trace de quelque chose : trace de l’autre qui l’a écrit, trace du monde qu’il décrit. Et le monde est lui-même comme « un livre à mots couverts », une énigme à comprendre.
Levinas était sensible à la densité pratique de l’écrit, mais aussi à l’incapacité fondamentale de tout écrit à enserrer le monde. Yasuhiko Murakami analyse les « réels irreprésentables » auxquels le philosophe s’attache, par exemple lorsqu’il s’intéresse aux écrits poétiques ou aux écrits bibliques : leur sens ne s’épuise pas dans l’interprétation. Ce qui est aussi le cas bien entendu des noms propres, car autrui échappe toujours à ce que l’on peut dire de lui. Dans la même perspective, Catherine Chalier rappelle que, pour le philosophe, le mode d’être et d’appeler à la lecture d’un livre n’est pas celui d’un document. C’est le lecteur qui décide en quelque sorte de ce que sera pour lui un écrit, par son attitude. Ainsi, l’expression « il est écrit dans les livres », qui introduit des commentaires de textes mystiques ou talmudiques, ne doit pas être prise comme un argument d’autorité, mais comme un appel à construire une certaine attitude face au livre, une manière de forger l’intériorité.
On voit bien comment, pour reprendre le mot de Stéphane Mallarmé cité par Éliane Escoubas, le livre est « un instrument spirituel ». Marc Faessler estime que l’injonction biblique au prophète : « Mange le livre ! » signifie combien le livre est moins un objet qu’une parole intégrée, une parole qui vient de l’intérieur de l’homme. Le livre est une portion de parole offerte à l’autre et attendant sa réponse. Il est à l’intérieur de soi : on le « dévore », on « goûte son style », son sens est inépuisable. Lire un livre est ainsi toujours tenter d’accéder à la dignité prophétique de sa vie en se nourrissant d’une parole. Mais pour cela, rappelle Éliane Escoubas, il faut d’abord que des lecteurs existent, qu’ils sachent lire, dans tous les sens du terme : qui aient appris à lire, certes, mais soient aussi capables d’accéder au sens, qu’ils aient envie d’entrer dans une pensée qui leur est étrangère. C’est pourquoi lire exige du temps : celui de la compréhension, de l’activation de tous les éléments cognitifs ou d’expérience qui permettront d’interpréter, de comprendre. Le livre n’est pas un objet, mais un « Dit » qui ne peut se comprendre sans le « Dire », c’est-à-dire à la fois la volonté d’expression de l’auteur et la puissance d’interprétation du lecteur. Ils se rejoignent pour faire du Dit quelque chose de vivant et de significatif dans des vies particulières.
Miguel Abensour s’interroge sur « l’utopie des livres ». Que veut-il dire par là ? Que chez Levinas, livre et utopie sont deux thèmes qui « s’enchevêtrent ». sur fond d’eschatologie. L’utopie a chez Levinas pour toile de fond la fin des temps : vers quel avenir allons-nous, comment engageons-nous l’avenir du monde, de manière parfois irrémédiable ? Quels aboutissements voulons-nous ? Nos idées de démocratie et de droits de l’homme ne peuvent se détacher de leur terreau prophétique. Mais en quoi cette proposition a-t-elle à voir avec le livre ? Parce que l’homme est un « animal prophétique » qui sait lire dans un Dit la force d’avenir qu’il recèle, comme il sait voir dans l’autre rencontré face à face l’exigence de se tourner vers l’inattendu. Le livre ouvre un écart dans le réel, comme le fait la rencontre. Un espace qui tend vers l’attente de la paix.
Nous commençons à voir alors le type de lien établi par Levinas entre le livre religieux et le livre profane, mais aussi leurs différences. Marc Richir estime que la Bible a pour caractéristique d’être un livre sans auteur dont la fonction est moins historique que symbolique, alors que la philosophie est dans une autre logique, peut-être inconciliable. Certes, rappelle Jean-Michel Rey, la lecture est dans tous les cas l’entrée dans un univers, un travail d’obstination, une tension vers l’autre, une vie dans le sens, un temps d’acheminement. Mais ce n’est pas le propre de la lecture biblique, c’est le cas de la littérature et de la philosophie. Levinas a travaillé lui-même cette perspective : la phénoménologie permet de penser la relation au livre sur un plan simplement anthropologique. En effet, dit Laszlo Tengelyi, la phénoménologie se préoccupe de l’expérience de la relation première au monde. C’est vrai aussi de la lecture, qui est un processus d’accueil et de découverte. On peut le comprendre bien sûr avec la lecture de la poésie, mais une relation phénoménologique au monde ne s’arrête pas là : c’est tout le langage qui a une fonction de dénomination.
Tout le langage et tout livre portent ainsi ce qu’Anne Kupiec appelle une perspective d’évasion. Même un ouvrage scientifique incite à une attitude d’acceptation de l’inconnu, incite à entrer dans le texte en le « laissant parler ». Cette manière de faire n’est-elle pas dans le même temps une critique de la raison, qui intégrerait alors l’effort initial de sortir de soi en tant qu’être fermé ? En ce sens, pour Yves Thierry, écrire un livre est en soi un geste éthique, puisqu’il est tourné vers autrui. Un geste éthique qui n’est pas seulement théorique puisque, comme l’affirme Guy Petitdemange, le va-et-vient entre la parole et la pratique est ce qui crée le sens d’un livre. Concrètement, cela signifie que toute vie qui cherche à se comprendre à travers le livre crée nécessairement du sens. Lire n’est pas seulement voir des signes, comme l’affirme Levinas appuyé sur les travaux de Merleau-Ponty. Et si écrire est l’effort de créer une belle composition, ce n’est pas seulement par souci académique, c’est aussi un emportement dans le jeu des possibles, ce que manifeste la philosophie aussi bien que l’expérience littéraire d’un Proust. Le livre a ainsi une profondeur humainement structurante, non seulement consciemment, mais encore inconsciemment, et pourrait être compris comme un « concept psychanalytique ». Pour Gérard Haddad, Freud, dans son analyse du phénomène religieux, n’a pas vu que le livre « dévoré » représente aussi le père.