Devenir adulte et rester enfant ?

Relire les productions pour la jeunesse

par Nic Diament
Sous la direction d’Isabelle Cani, Nelly Chabrol Gagne et Catherine d’Humières
Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2008, 493 p., ill., 22 cm
Coll. Littératures
ISBN 978-2-8451-6344-7 : 35 €

« J’aurais presque tendance à établir pour règle qu’un récit pour enfants que les enfants sont seuls à apprécier est un mauvais récit pour enfants. » (C.S. Lewis, « On three ways of writing for children », Of This and Other Worlds, p. 56-70).

 

« Franchement, imaginons que Wendy, Pierre et Michel aient eu la télévision, pensez-vous que dans ce cas Peter Pan leur aurait rendu visite ? » (Geneviève Djenati, « L’enfant et les images : adulte en miniature ou adulte en devenir ? », Devenir adulte et rester enfant ? p. 85-94).

 

Les 18, 19 et 20 mai 2006 se tenait à Clermont-Ferrand, sous la houlette du Centre de recherches sur les littératures modernes et contemporaines de l’université Blaise-Pascal, un colloque passionnant et novateur dans son approche. Il se proposait de « relire les productions pour la jeunesse » en interrogeant l’injonction paradoxale portée par les œuvres pour la jeunesse qui disent « simultanément aux enfants qu’il est meilleur d’être enfant et meilleur d’être adulte, et les incitent à la fois à grandir avec entrain et le plus vite possible, et à ne surtout pas grandir, mais se réjouir de ce qu’ils sont et, à l’instar de Peter Pan, persister dans leur être ».

Pour rendre compte de cette dualité, les organisateurs ont fait appel à une petite quarantaine de chercheurs : historiens, linguistes, psychanalystes, spécialistes de littératures française et étrangères. Ils se sont penchés sur toutes sortes d’ouvrages : des classiques (Télémaque, Pinocchio, les livres de la comtesse de Ségur, les romans de Charles Dickens), des œuvres modernes (Tournier, Pennac), voire contemporaines (Harry Potter). On y trouve des analyses éclairantes d’œuvres d’auteurs très connus (Saint-Exupéry, J.M. Barrie) ou totalement ignorés du public français (comme le Roumain Ionel Teodoreanu, 1897-1954, auteur de La Medelani, trilogie qui eut un très grand succès dans son pays).

Variant les points de vue, les méthodes d’analyse, l’ampleur des sujets embrassés, tous ces contributeurs, avec une énergie et un enthousiasme contagieux, émettent des hypothèses, commentent leur réflexion, partagent leurs découvertes et leurs provisoires conclusions. Il en résulte un ensemble extraordinairement dense, symphonique, richement coloré. Le choix de la présentation a dû être un casse-tête dont les éditrices, grâces leur soient rendues, se sont sorties avec panache. Excluant les rapprochements par œuvres, par genres, elles (Isabelle Cani, Nelly Chabrol Gagne, Catherine d’Humières) se sont également refusé la facilité de l’ordre chronologique et nous proposent un parcours tout à fait cohérent, même si parfois il donne lieu à « des enjambements cocasses ».

Une première partie regroupe les interventions qui se centrent sur les œuvres reflétant le « discours dominant, celui de la société qui veut faire grandir à tout prix » : l’invention, du xve au XVIIe siècle, de la jeunesse comme classe d’âge à contrôler, l’omniprésence de la mort dans les romans de la comtesse de Ségur, les héros enfantins confrontés aux duretés de la vie dans les romans maritimes des XIXe et XXe siècles, la façon dont les dessins animés actuels somment l’enfant de grandir…

Rien d’étonnant à ce que la deuxième partie comporte presque les deux tiers des articles, puisqu’elle parle de la part de la littérature de jeunesse articulée autour du droit de rester enfant et/ou considérée comme solution au mal de grandir (« grandir, oui, mais avec des histoires »). S’ouvrant par l’article de Virginie Douglas montrant le caractère paradoxal de la littérature de jeunesse à travers ses tentatives de définition, cette partie tend à prouver combien féconde peut être, pour la littérature précisément, la tension entre les deux messages contradictoires. La violence du conflit s’illustre dans le Télémaque (« deviens roi » mais « reste enfant »), dans les œuvres de Dickens (peut-on devenir homme sans tuer la femme en soi ?), le Pinocchio aux deux faces simultanées, pantin (enfant qui ne grandit pas) et enfant (destiné à devenir adulte), le Peter Pan au caractère inquiétant, voire mortifère.

Grandir est inévitable, mais signifie une perte irréparable, tant dans La Medeleni, Le Petit Prince ou Le secret du vieux bois de Dino Buzzati. L’étude du cycle de fantasy permet de généraliser la leçon de Harry Potter : « Grandir, oui, mais à condition que ce soit dans un monde imaginaire, magique et merveilleux. » Plusieurs articles tournent autour de la transgression parodique des codes, qui tend à inverser le sens des récits traditionnels et où l’enfant pas pressé de grandir peut affirmer sa supériorité. Enfin, les récits initiatiques qui ont un double destinataire, enfant et adulte, permettent la réconciliation des âges. L’enfance véritable ne dépend plus de l’âge mais elle « peut rester vivante en chacun ». Le Petit Prince n’est ni enfant ni adulte, c’est « un passeur entre les âges, entre les mondes, et, parce que lui-même est sans âge, il permet au narrateur adulte de retrouver l’enfant qu’il a été ». La valorisation de l’enfance peut passer aussi par la présence d’autres figures qui échappent au modèle d’« adulte masculin et civilisé » : l’animal, le fou, le sauvage…

Une dernière partie, envisageant la littérature de jeunesse comme lieu de passage d’un âge à l’autre, insiste sur la « chance de devenir lecteur pour grandir autrement ». Aussi bien, comme le souligne Isabelle Cani dans une introduction générale fort éclairante, la relation de l’enfant au livre est finalement au cœur du propos puisqu’il s’agit « non de rester enfant ni de devenir adulte, mais bien de devenir lecteur ».

En conclusion, cet ouvrage foisonnant et, on l’aura compris, indispensable, nous fait entendre « l’écho d’une société qui veut et ne veut pas que nous devenions adultes, sa fascination pour l’enfance, la nôtre ».

Son apport précieux est aussi, comme le souligne judicieusement Jean Perrot, de nous faire réfléchir sur « notre conception de [l’enfance] […] qui est pour certains une période de la vie et pour d’autres […] non pas une “substance psychique” mais une manière d’être dans le discours ».