Perrette et le tracteur : le paysan dans la publicité

par Yves Alix

Claudine Chevrel

Béatrice Cornet

Préface de Jean-Luc Mayaud
Paris, Paris bibliothèques éditions, 2008, 184 p., ill., 25 cm
ISBN 978-2-8433-1165-9 : 28 €

La bibliothèque Forney, à partir de ses riches collections d’affiches, d’images d’Épinal, de cartes postales et de photos, mais aussi d’objets publicitaires (étiquettes de fromage, de fil, protège-cahiers, calendriers et almanachs…) a proposé, de septembre 2008 à janvier 2009, une passionnante exposition sur l’image du paysan dans la publicité, dont ce livre catalogue permet de conserver la trace et prolonge les surprises et les interrogations.

Dans sa préface, Jean-Luc Mayaud, historien, spécialiste du monde rural, souligne l’intérêt de l’approche à la fois thématique et chronologique adoptée par les commissaires, Claudine Chevrel et Béatrice Cornet. En effet, au-delà de l’apparent constat de permanence de la représentation du monde de la campagne, la figure du paysan éternel n’existe pas : « Sans cesse convoquée et réinventée, [elle] relève de la mythologie et de la construction idéologique. » Dans la publicité en particulier, elle est une image forgée, qui trouve ses sources dans les représentations données par l’histoire, la mémoire collective, les mentalités. À cet égard, voir en 2008 une exposition d’images publicitaires sur le monde paysan, c’est avoir une première surprise : ce monde est révolu. Combien d’exploitations agricoles en ce début de XXIe siècle ? Moins de 600 000, dit Jean-Luc Mayaud. On en dénombrait six millions en 1882, et au mitan du dernier siècle, 80 % des Français vivaient encore à la campagne. La révolution de l’urbanisation a été fulgurante. Économiquement, elle a représenté pour les ruraux le passage à une civilisation où leur rôle ancestral d’agents économiques locaux et autonomes (faire vivre sa famille sur sa terre, transmettre le patrimoine) s’est mué en celui de producteurs, chargés d’assurer la subsistance des populations des villes. Cette « agricolisation » de l’espace rural, mûrie en un siècle et demi, s’est ainsi achevée par l’industrialisation de l’agriculture, portée par la motorisation, la mécanisation, le recours massif aux engrais et à la sélection des espèces végétales et animales. Spectaculaire réussite productive (un actif agricole français nourrissait 1,6 personne au milieu du XIXe siècle, et 30 au milieu des années 80), cette métamorphose porte aussi ses dangers, qu’ils soient d’ordre social (la désertification des campagnes, l’isolement des paysans, dont les moins productifs apparaissent aujourd’hui comme des Mohicans  *), économique (l’alimentation de 62 millions de personnes, doublée d’une forte puissance exportatrice, repose sur un peu plus d’un demi-million d’agriculteurs, et sans garantie de continuité, les enfants préférant tenter leur chance à la ville), ou encore environnementaux – ces derniers étant sans doute les plus lourds de menaces, et pourtant nous commençons seulement à prendre conscience de leur gravité.

Cependant, souligne encore Jean-Luc Mayaud, si les documents présentés nous paraissent familiers, du moins aux plus âgés d’entre nous, c’est d’abord qu’ils ne s’adressaient pas à la seule population agricole : ils atteignaient l’ensemble des ruraux, encore majoritaires à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Et s’ils ne nous choquent pas, c’est que nous avons intériorisé depuis longtemps les représentations dominantes que la mémoire collective a recueillies et perpétuées. Par un singulier paradoxe, relevé par Claudine Chevrel dans son texte introductif, cette symbolique de la campagne, de la vie aux champs et des vertus paysannes, doublée aujourd’hui des accents écologiques du retour à la nature et à une vie saine et dépolluée, a déserté l’affiche mais envahi l’écran des télévisions. Juste retour des choses pour les paysans, dont le modèle de vie, serait-il largement fantasmé ou même fictif, peut apparaître de nouveau, dans l’imaginaire moderne, comme un idéal ? Ou simple subterfuge de la publicité et des « vertus » de l’économie libérale, dont chacun connaît l’immense aptitude à tout récupérer, à commencer par les symboles ?

On ne sait, et Claudine Chevrel a cent fois raisons de montrer comment la figure du paysan oscille au fil des siècles, dans la littérature, la presse, l’art et la publicité et, « tantôt Jean qui grogne, tantôt Jean qui rit, varie […] selon les circonstances politiques ou la situation économique ». Ce mouvement de balancier se retrouve dans l’évolution jamais linéaire des tendances graphiques, des modes d’expression des messages, de la tonalité des affiches. La vision positive et valorisante flatte les idées reçues des citadins et renvoie aux paysans une image flatteuse ou rassurante. L’exaltation de la mécanisation, de l’amélioration des rendements par la chimie et la saine économie, fait participer les paysans à la commune aventure du progrès économique. La veine peut être folklorisante, hygiéniste, progressiste, allégorique, réaliste. Dans tous les cas, la ville rend hommage aux vertus paysannes, le citadin affecte d’envier le campagnard. Peu soucieux de son image, mais attaché à ces vertus, ce dernier entre volontiers dans le rôle qu’on veut lui assigner. Dans ce jeu d’aller et retour, l’image publicitaire, de la réclame de jadis au message plus subtil mais bien moins innocent d’aujourd’hui, déploie des richesses chromatiques et une invention de mise en scène sans cesse renouvelées, et qui méritaient bien cet étalage, ainsi qu’on le fait d’un beau linge blanc, dans les champs, au soleil.

Comme une respiration et un lavage du regard, un choix des splendides photographies de François Kollar pour l’album La France au travail (1934), vient ponctuer l’ouvrage en son milieu, entre « Le paysan éternel » et « Les symboliques de la terre ». Au milieu de ce beau florilège de plus de 170 pièces à la surcharge symbolique presque constante, ces dix photos noir et blanc, qui ne montrent que la réalité dans sa simplicité et sa beauté, semblent surgir de la nuit des temps.

  1. (retour)↑   Voir par exemple le plus récent film de Raymond Depardon, La vie moderne : ses paysans cévenols sont déjà à des années-lumière de la plupart des exploitants agricoles actifs sur le territoire – et je ne parle pas ici de grands céréaliers ou d’exploitations de plusieurs centaines d’hectares, mais de petites fermes d’élevage ou de polyculture, très proches de celles des acteurs du film. On pourrait faire une remarque analogue pour le film de Samuel Collardey, L’apprenti. Il est bon de signaler que ces deux œuvres viennent d’être très justement récompensées : le film de Depardon par le prix Louis-Delluc, celui de Collardey par le prix Louis-Delluc du premier film. Sur La vie moderne, lire le texte passionnant de Frédéric Sabouraud dans le numéro 64, 3e et 4e trimestres 2008, d’Images documentaires. Il y parle d’un monde « qui semble immuable justement parce que sans doute, il va disparaître » et cite une réplique de La Rabbia de Pasolini : « Quand tous les paysans et les artisans seront morts, quand l’industrie aura rendu inéluctable le cycle de la production et de la consommation, alors notre histoire sera terminée. » Celle des paysans, ou celle de tous les hommes ?