Sous bénéfice d’inventaire
Yves Alix
Il serait tentant de voir dans le titre de ce second volet de notre dossier patrimonial une allusion directe à la crise financière et économique qui secoue les pays industrialisés depuis l’automne 2008. Il n’en est rien : c’est dans une rhétorique toute classique, conforme aux schémas d’une économie fondée sur des bases « saines », que s’inscrit le propos du BBF. Le patrimoine constitué au fil des âges est un capital qu’il faut faire fructifier, pour que les générations futures en recueillent les fruits. Mais que signifie aujourd’hui gérer, s’agissant d’un héritage à la fois matériel et intellectuel à bien des égards inestimable ? Comme le souligne André-Pierre Syren, le patrimoine écrit et graphique s’inscrit dans une « concurrence multiculturelle » qui le rend largement invisible aux yeux des médias et du grand public. Et son champ ne cesse de s’élargir, à l’image de l’univers en expansion dans lequel nous vivons. Valérie Tesnière pointait déjà en 2006, lors d’une intervention reprise ensuite dans la revue *, la nécessité de « mener de front une double analyse, portant à la fois sur les politiques du patrimoine et sur les représentations collectives que celui-ci suscite ». Ainsi, au-delà même de la démarche logique qui mène de la construction du patrimoine à sa gestion, c’est toute la question de sa définition même qui revient à chaque fois, et semble agir comme un frein.
Pour sortir de cette impasse conceptuelle, on peut rappeler tout d’abord que la préservation du patrimoine des bibliothèques ne saurait être dissociée de celle de notre héritage historique dans son ensemble, à commencer par le legs monumental : cathédrales et chapelles, châteaux et palais, bâtiments publics et maisons privées. Il faudrait, dit-on, pas moins de onze milliards d’euros pour sauver ce patrimoine en grand péril. Les livres et autres trésors graphiques des bibliothèques ne sont qu’une goutte d’eau dans cet océan. Comment les ferait-on passer en premier, dans les programmes publics ? Le risque est grand qu’ils soient sacrifiés. Pour autant, imaginer qu’à l’inverse, on leur donne la priorité, et qu’on sauve cette infime partie pour mieux abandonner le reste, serait une illusion dangereuse. La sauvegarde du patrimoine commun est un enjeu global, qui doit dépasser les intérêts particuliers.
Et si, pour aborder sereinement la question patrimoniale et trouver la meilleure manière de gérer notre héritage, nous revenions aux canons de la bibliothéconomie la plus classique : collecter, identifier, conserver, communiquer ? Les contributions de ce numéro ne prétendent pas innover en la matière, simplement indiquer des pistes possibles. Elles redisent aussi, chacune à sa manière, que ce travail est d’abord un travail de patience et de sagesse, un labeur ingrat et lent, qui s’inscrit dans un temps long, en toute conscience, et lutte ainsi à sa manière contre le mouvement dominant, souligné il y a plus de cinquante ans par Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, de « notre civilisation proliférante et surexcitée ».