Restoring Order : The Ecole des Chartes and the Organization of Archives and Libraries in France, 1820-1870
Lara Jennifer Moore
ISBN 978-0-9778-6179-8 : 32 €
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Ce livre est posthume et l’on ne dira jamais assez, devant son érudition et son intelligence, la perte que représente pour la recherche la mort prématurée de son auteur, décédée d’un cancer en 2003 après avoir soutenu cette thèse en 2001 à Princeton, où elle avait entrepris une carrière de bibliothécaire. À travers la relecture des documents administratifs et pédagogiques de l’École des chartes, c’est toute l’histoire de la France qui est revécue et interprétée.
Ordre et ruptures
Lara J. Moore corrige d’abord l’idée reçue selon laquelle la fondation de l’École des chartes sous la Restauration serait une mesure de retour à l’Ancien Régime. Elle s’appuie sur une analyse approfondie du concept de « charte » octroyée par Louis XVIII à son peuple, qui était un demi-pas vers le parlementarisme inspiré par l’exemple anglais et des libertés communales. Elle montre de façon convaincante que c’est le courant libéral, contre les ultras, qui inspira la création de cette École dans l’idée de poursuivre sur un mode laïque le travail des bénédictins et d’asseoir l’autorité royale sur la tradition nationale des chartes médiévales. La preuve en est que cette École, à peine viable en 1821 – « faux départ », dit-elle – fut supprimée par Charles X, dont le sacre spectaculaire en mai 1825 à Reims atteste qu’il n’entendait rien concéder du tout du pouvoir de la monarchie de droit divin. La « charte » était alors le mot de ralliement de tous les progressistes et c’est en la refusant que Charles X provoqua la révolution de 1830.
À cette occasion, Lara J. Moore explique justement que les ruptures ne se produisent pas au moment des événements qui les instituent mais avant eux, lorsqu’elles sont déjà à l’œuvre. Ainsi 1828, date à laquelle le ministre modéré Martignac réclame la réouverture de l’École, marque le renforcement inéluctable du mouvement libéral. Et c’est en janvier 1830, peu avant la révolution de juillet, que l’École fut rouverte, trop tard. De même, c’est dès 1840, et non en 1848, que la Monarchie parlementaire fut déstabilisée, comme le montre l’action de Natalis de Wailly et la circulaire de 1841 qui réforme l’École. Guizot cherche dans le droit des communes non les bases d’une opposition à la monarchie, mais celle d’une unité nationale ruinée par l’Ancien Régime. Lara J. Moore étudie comment cette École est vue par chaque historien selon ses convictions : « retour à l’ordre » ou lent progrès de la démocratie * ? L’organisation des archives est toujours le modèle d’un ordre, dont elles assurent la continuité ou assument les ruptures, ordre qu’il faut en permanence instaurer ou restaurer. Les documents anciens décrivent constamment la classification des archives et des bibliothèques comme chaotique et désordonnée. Dans une idée positiviste, les archives suivent le modèle d’un développement organique. Il apparaît moins, dit Lara J. Moore, comme une progression graduelle du désordre à l’ordre que comme une tentative pour recréer du désordre dans l’ordre.
Quel classement ?
Nous ne pouvons entrer dans les détails d’une analyse fine, abondamment documentée par un travail d’archives mené aux Archives nationales, départementales et dans les archives de l’École, incluant les débats et querelles sur la pédagogie, significatifs de l’influence de chaque courant politique. On lira donc dans ce livre comment la doctrine du respect des fonds s’imposa peu à peu contre le classement par époques, qui posait toujours le douloureux problème des ruptures révolutionnaires, adopté par les premiers archivistes départementaux dont Lara J. Moore a suivi les interrogations et les démarches à travers leurs rapports, leur correspondance et les réponses ou injonctions du pouvoir central. La distinction des fonds dits « historiques » (prérévolutionnaires) et des fonds « administratifs » qui hanta toute l’histoire des archives françaises et l’enseignement de leur doctrine, est plus politique qu’épistémologique et chacun la traitait selon ses convictions. Il fallait sans doute ce regard d’une historienne étrangère pour nous faire sentir combien la césure révolutionnaire a marqué profondément l’esprit français, comme l’ont montré les débats du centenaire de 1889, ceux du bicentenaire en 1989 et ceux qui ont suivi pour l’organisation de la Bibliothèque nationale de France, évoqués par l’auteur. Tous les régimes du XIXe siècle ont buté sur cette question de savoir si l’on devait rattacher la République aux traditions prérévolutionnaires de l’Ancien Régime, ce que peuvent accepter les conservateurs modérés, ou si, au contraire, il fallait inscrire la rupture révolutionnaire dans les cartons d’archives. On trouve ainsi, dans l’histoire de l’École des chartes, tous les compromis pour satisfaire les besoins idéologiques de chaque régime. Il fallut une IIIe République pour décadenasser les études sur la Révolution. Léon de Laborde se fit réprimander en 1860 pour avoir encouragé l’inventaire des fonds révolutionnaires « alors que tous les efforts du gouvernement tend[ai]ent vers l’apaisement des passions rétrogrades ». En vain : Albert Mathiez en 1921, nous rappelle Lara J. Moore, voulait à l’occasion du centenaire de l’École, refonder l’unité nationale non pas sur mais contre ses origines féodales.
Archives et bibliothèques
Un autre débat qui traverse le XIXe siècle est éclairé ici par l’étude des archives concernant les missions de l’École des chartes envers les bibliothèques. Initialement conçue comme une école de transcription des documents médiévaux, la réforme de 1846 ajouta la dimension critique de leur interprétation. L’enseignement technique de paléographie et de diplomatique fut encadré par des cours d’histoire, d’archéologie et l’obligation d’une thèse. En 1847, Vallet de Viriville inaugura un cours de classification des archives et des bibliothèques publiques. Les idées avancées de Vallet de Viriville sur la lecture publique, bien que reprises après les révolutions de 1848, ne furent guère relayées par ses collègues. Celui qui écrivait dans un rapport que « les bibliothèques publiques sont en quelque sorte une école universelle, le complément progressiste et illimité de toutes les écoles » est, selon Lara J. Moore, un précurseur des promoteurs de la lecture publique française sur le modèle anglo-saxon après 1900. L’auteur replace alors les débats sur la vocation de l’École à former des bibliothécaires dans le contexte des politiques en faveur de la lecture publique, coincées entre les « bibliothèques populaires » et les « bibliothèques savantes », distinction toujours à l’œuvre dans les mentalités françaises. Le débat entre bibliothécaires français n’est pas clos. Les polémiques allumées sous le Second Empire pour opposer bibliothèques et archives, furent réactivées après le rapport Mérimée de 1857 qui proposait de transférer aux Archives nationales une partie des manuscrits de la Bibliothèque impériale (idée reprise par le rapport Beck dans les années 1980). Léon de Laborde s’acharnait à défendre la supériorité des archives, lieux de la recherche originale, contre les bibliothèques qui ne sont que « de seconde main ». En conséquence, il défendait l’accessibilité des archives, la publication des documents et l’accueil du « public », entité apparue dans les années 1860. Lara J. Moore raconte comment l’affaire Libri fut un grand moment de controverses anti-chartistes, tout à l’honneur de ceux-ci.
On ne saurait résumer ici la finesse et la rigueur des analyses de cet ouvrage, appuyées sur une ample recherche archivistique et la parfaite connaissance de la littérature contemporaine sur l’histoire aussi bien des archives que des bibliothèques. Une institution française (l’École des chartes elle-même ?) s’honorerait d’en publier la traduction, ne serait-ce que pour restituer en français les nombreuses archives et les documents officiels cités ici en anglais.