Internet et la sociabilité littéraire

par Caroline Rives

Jean-Marc Leveratto

Mary Leontsini

Avec la collaboration de Eleni Myrivili, Valérie Bert, Clothilde Ast, Nicolas Antenat
Paris, Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2008, 244 p., 22 cm
Coll. Études et recherche
ISBN 978-2-84246-111-9 : 26 €

Douze ans après Sociabilités du livre et communautés de lecteurs, publié par Martine Burgos, Christophe Evans et Esteban Buch dans la même collection, voici une nouvelle incursion dans le monde mal connu en France des sociabilités littéraires. Les groupes réunis autour de lectures partagées sont plus visibles et mieux étudiés dans les pays anglo-saxons. Les auteurs rappellent néanmoins l’étude fondatrice de Maurice Agulhon, Le cercle dans la France bourgeoise : 1810-1848, étude d’une mutation de sociabilité, publiée en 1977 chez Armand Colin.

Ils veulent explorer des chemins inédits dans le champ de la sociologie de la culture : l’étude des sociabilités permet de dépasser des approches de la constitution du goût littéraire comme élaboration exclusivement individuelle et subjective, ou comme résultante de déterminismes sociaux. C’est cette dernière qui jusqu’à maintenant a dominé la discipline. Cependant, les travaux de Bernard Lahire, montrant comment l’individu développe des pratiques culturelles plus complexes qu’on ne le déduit à première vue des enquêtes de masse, mettaient déjà en évidence des phénomènes d’individualisation du goût. Par ailleurs, internet permet une observation directe des pratiques, alors que, traditionnellement, le chercheur devait se contenter des déclarations en entretien ou sur questionnaire de ses sujets enquêtés.

Les modes d’échanges traditionnels perdurent : les auteurs décrivent plusieurs groupes, dont chacun a son propre mode de fonctionnement. Ainsi l’échange peut-il se situer dans des lieux privés comme pour le groupe d’Athènes qui s’organise dans une convivialité raffinée. Il peut se dérouler dans des lieux de travail, sans rencontre physique, comme dans le réseau de circulation de romans policiers organisé dans son entreprise par Gelsomina. Il peut prendre place dans des lieux publics, tels les cafés littéraires de Falck ou de Metz, avec un caractère militant. Il peut avoir été plus ou moins suscité autour de l’activité d’une bibliothèque en milieu rural (Creutzwald ou Bazoncourt).

Mais internet est passé par là. Les auteurs envisagent sa diffusion durant la dernière décennie, ses incidences sur les pratiques de loisirs et les pratiques culturelles, la féminisation de son usage : les lectrices sont en effet majoritaires dans les groupes organisés autour de la lecture.

Les moteurs facilitent la recherche d’informations, enrichissant ainsi les compétences des lecteurs. Les libraires en ligne sollicitent l’avis de leurs clients (Amazon). Les médias proposent des espaces de discussion (le forum de Télérama). Certains groupes ont pignon sur le net et combinent participation physique et interventions à distance (Voix au chapitre). Les blogs racontent sur un mode interactif des vies de lecteurs. Par ses allers et venues entre son univers individuel et ses participations collectives, le lecteur peut prétendre accéder à un nouveau statut : ni limité à son cercle immédiat, ni critique canonisé, il prend, s’il le souhaite, la parole publiquement en s’adressant à des inconnus et peut en recevoir des réponses. Ce nouveau rôle était pressenti dès les années trente par Walter Benjamin : « Entre l’auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent, de devenir de moins en moins fondamentale […] À tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain » (Œuvres, t. 3, Folio, 2000, cité par les auteurs p. 143). S’il n’est pas complètement assimilé à l’auteur, le lecteur qui s’appuie sur internet développe du moins un consumérisme averti et trouve sur la place publique un espace d’expression inédit.

L’ensemble de l’ouvrage, alternant description des réseaux physiques ou virtuels et considérations théoriques, est intéressant et stimulant. On notera au passage que le rôle des bibliothèques dans ce domaine semble assez limité : le groupe lorrain s’organise autour d’une bibliothèque, mais il s’agit d’un groupe vieillissant qui fonctionne sur un modèle traditionnel. Des participants à d’autres types d’échanges affirment les privilégier par rapport aux bibliothèques : plus grande souplesse, horaires moins contraignants… À l’inverse, les auteurs citent la bibliothèque de Chelmsford en Grande-Bretagne et le site Ask Chris qui fournit un espace institutionnel de promotion des groupes de lecture. L’enquête a été menée entre 2003 et 2005, nul doute que nos collègues français se soient déjà lancés dans l’aventure…

Regrettons simplement sur le plan formel l’absence d’une bibliographie en fin d’ouvrage. Les auteurs renvoient certes à tout un luxe de travaux divers, mais c’est au fil des notes en bas de page, ce qui ne rend pas leur recherche particulièrement facile pour qui voudrait aller plus loin.