« Les Désirs » ou le livre égaré
Claude Aveline
ISBN 978-2-915842-33-3 : 10 €
Les amateurs de roman policier connaissent bien Claude Aveline, à cause de sa « Suite policière » ou série des « Frédéric Belot », dont le titre le plus connu reste L’abonné de la ligne U (1947). Les amateurs de littérature ne l’ont pas oublié non plus, mais de nos jours, ils sont plus rares, et la quasi-totalité de ses livres étant indisponible en librairie, cela complique un peu l’amour, quand on n’a pas une bibliothèque bien fournie, publique ou privée, à sa portée. Voici donc déjà une bonne raison de se réjouir de la parution, aux éditions Cartouche *, de ce conte bibliophilique publié pour la première fois en 1926. Le héros en est un livre, ce qui nous fait une deuxième raison, on l’aura compris. Quand j’écris que le livre est le héros, on est prié de me comprendre littéralement, car le narrateur est ici, tout bonnement, un des exemplaires de l’ouvrage. Si le procédé n’est pas nouveau, il bénéficie dans ces pages de la virtuosité et de la verve de celui qui a tenu la plume, et qui montre à chaque ligne à quel point il connaît la psychologie des livres, leur orgueil, leur souffrance quand ils ne sont pas des unica, et leur joie quand quelque chose (un grand papier, une dédicace, une coquille mémorable, une faute d’imposition, un propriétaire insigne, ce qu’on voudra…) leur rend une dignité, fussent-ils issus d’un tirage en trop grand nombre, disons trois cents, au-delà nous sommes dans l’impossibilité même de la conception d’un objet nommé livre.
Ledit livre, ici, est par ailleurs un titre bien réel d’Anatole France, Les désirs de Jean Servien, publié en 1898. Nous voilà avec une troisième bonne raison de nous réjouir, et pas la moindre, car comme Claude Aveline, qui fut toute sa vie un de ses champions et accompagna littérairement ses dernières années, nous aimons beaucoup Anatole France, et nous avons même de la difficulté à imaginer qu’on puisse ne pas l’aimer – ce qui est pourtant fréquent, y compris chez certains de nos amis, et qui savent pourtant lire, et ont parfois lu beaucoup plus que nous, les pauvres.
Mais ne nous arrêtons pas là. Faut-il encore une raison ? Pourquoi pas la personnalité si extraordinaire de Eugen Avtsine, né russe en 1901, devenu Claude Aveline et français, malade presque toute sa vie et mort à 91 ans, éditeur, poète, romancier, dessinateur, résistant, ayant mille talents et les dilapidant avec une générosité de grand seigneur, et avec ça un écrivain de premier ordre, qui n’a eu que le tort de ne savoir choisir ni un genre ni une carrière, mais peut-on sérieusement le lui reprocher ?
Encore une raison ? L’amour des livres, ici porté à l’extrême de la fantaisie et de l’imagination malicieuse dans un conte ironique capable de ravir à la fois les bibliophiles, amoureusement fustigés, les contempteurs de l’ordre et les tenants de la tradition, les observateurs des mœurs et les amateurs d’aventure… On ne voit guère que les relieurs qui pourraient en être froissés. Et encore. (Mais chut, ne dévoilons pas les ressorts de l’intrigue !)
Encore une raison, vraiment ? Une écriture brillante, fruitée, d’une élégance et d’une drôlerie incessantes.
Encore une ? Allons, ce sera la dernière (d’ailleurs, la première suffisait bien déjà et j’aurais dû m’en tenir là, mais enfin…) Eh bien, c’est tellement mieux que les neuf dixièmes de ce que la rentrée littéraire de cet automne nous a proposé !
Ne nous égarons pas, tenons-nous à nos Désirs : lisons Claude Aveline. Et France, bien sûr.