Le milieu n’est plus un pont mais une faille : rapport de synthèse

par Yves Desrichard

Le Club des 13

David Vasse

Joseph McBride

Éditions Stock, 2008, 317 p., 19 cm.
ISBN 978-2-234-06132-3 : 10 €

Klincksieck 2008, 241 p., 21 cm, Coll. 50 questions.
ISBN 978-2-252-03665-5 : 15 €

Traduit de l’américain par Jean-Pierre Coursodon.
Institut Lumière/Actes Sud, 850 p., 24 cm.
ISBN 978-2-7427-6830-1 : 30 €

Ayons tout d’abord une pensée émue pour tous les films français qui sont sortis en même temps que Bienvenue chez les Ch’tis – et depuis. Leur sort commercial était scellé d’avance, mais ils ne le savaient pas encore – qui aurait pu prévoir que battre les records de fréquentation de Titanic avec les cartes à accès illimité UGC et autres deviendrait une cause nationale ? Cette simple supputation traduit bien les rapports complexes que les Français entretiennent avec leur cinéma national, pièce majeure d’une exception culturelle qui semble de plus en plus fragile, voire indéfendable, alors que la part de marché des films français (hors Ch’tis) régresse chaque année plus inexorablement.

Bien sûr, en 2009, nul doute que hausse générale de la fréquentation et part de marché du cinéma français artificiellement « gonflée » permettront à notre ministre de la Culture d’atteindre ses objectifs (puisque désormais tout est évaluation). Mais on n’aimerait pas être à la place du ministre de la Culture de 2010, confronté à un syndrome qui n’a jamais été mieux exprimé que par les spectateurs grolandais : avec le cinéma français, « jamais surpris, jamais déçu ».

Jamais surpris, jamais déçu

Cela fait plusieurs années que la simple idée de voir un film français au cinéma me fait fuir. Ce n’est ni de la nostalgie pour « un glorieux passé » tout en contrastes, ni la peur d’être déçu – bien des films américains que je vois sont rapidement oubliables. C’est plutôt l’impression confuse que le cinéma français est comparable à celui de l’Occupation – sauf qu’il n’y pas d’occupants et beaucoup moins de gens talentueux qu’à l’époque (que personne ne regrette). On n’y évoque pas le présent, on se réfugie dans la comédie, dans le rêve, dans l’absurde, dans l’histoire, dans le typique, dans le pittoresque, et surtout, surtout, on ne regarde pas la France et la société française telles qu’elles sont – allez, au hasard, un ancien président de la République mis en examen sans que personne n’en parle.

Dans ces conditions, parler de Le milieu n’est plus un pont mais une faille et du Nouvel âge du cinéma d’auteur français relève de l’exercice de style, mais pourquoi pas ?

Un livre absolument passionnant

Le milieu n’est plus un pont mais une faille est le rapport, publié par les éditions Stock dans une mise en pages plus que spartiate, du rapport du « Club des 13 » initié par Pascale Ferran, la réalisatrice de Lady Chatterley, pour faire le point sur l’état du cinéma français – ou plutôt pour tenter de comprendre pourquoi le cinéma français est dans cet état.

On pouvait pourtant craindre le pire, quand les auteurs du rapport remercient ingénument les responsables du Centre national de la cinématographie (CNC) de leur avoir fourni locaux... et sandwiches (et la bière ?).

En fait, ce qu’on comprend dans ce livre absolument passionnant, et dont la lecture est d’ores et déjà indispensable à tout cinéphile un tant soit peu consciencieux, c’est que, si les films français ne reflètent en rien la société française d’aujourd’hui, c’est que c’est le cinéma français en tant que mode de fonctionnement et de structuration qui est cette image, cette mesure : y règne sans partage la loi du Take the money and run 1, en d’autres termes maximiser les profits à court terme pour soi, peu importe les autres.

Là où les partenaires de la fameuse chaîne du livre s’efforcent à des compromis de bon aloi et à des alliances au moins objectives, les partenaires de la chaîne du film semblent d’un tout autre acabit, avec une haine et un mépris de plus en plus prononcés de chaque partenaire de la chaîne (à gros traits : scénariste, réalisateur, producteur, distributeur, exploitant et autres diffuseurs) pour les autres. Dans le cinéma français, chacun profite du système pour son propre compte, et le système entier s’enfonce progressivement dans le marasme du fait de ses propres turpitudes. Comme le disait le scorpion en train de se noyer à la grenouille sur le dos de laquelle il s’était juché, et qui l’interrogeait, déjà agonisante, « Pourquoi ? » – « Parce que telle est ma nature ».

Chacun profite du système, unique au monde, de subventionnement automatique des industries audiovisuelles par le biais du reversement par le CNC de la manne représentée par la TSA, taxe spéciale additionnelle (bonjour le jargon) prélevée par l’État sur chaque billet d’entrée. Du coup, les mesures préconisées par le groupe, et qui portent essentiellement sur des ajustements des montants et des modalités de ces subventionnements, laissent perplexe – ce n’est pas avec cela qu’on retrouvera un cinéma français aussi inventif que, disons, le cinéma israélien, ou les cinémas d’Amérique latine, voire, parce qu’il est à nouveau là, le cinéma italien.

Bienvenue chez les grands

On pouvait donc craindre le pire du Nouvel âge du cinéma d’auteur français de David Vasse. Bonne surprise malgré tout, tempérée par le fait que je n’ai vu qu’un très petit nombre des films évoqués (et encore, à la télévision).

Malgré tout, au détour de 50 questions (c’est le gimmick de la collection) c’est le cinéma français contemporain en son ensemble qui est évoqué, invoqué, convoqué, au long d’une thématique inventive et luxuriante qui culmine, à notre humble et perfide avis, dans cette fondamentale question : entre numérique et pellicule, que choisir pour filmer le football ? (p. 220).

L’ensemble est plutôt plaisant, qui donne une texture consensuelle à un ensemble totalement disparate, qui ressort des hasards et des confluences plus ou moins miraculeux évoqués par Pascale Ferran dans son constat. L’analyse à chaud, à vif, à plaie, est un art d’habitude réservé, on l’a déjà évoqué, aux éditoriaux des grandes revues cinéphiliques françaises (euh… de quoi s’agit-il en fait ?). David Vasse a le mérite d’un style incisif, amène, allègre. Dommage qu’il ne s’applique pas à un sujet qui l’aurait mérité.

Aussi, et en guide de conclusion, il est démagogique, injuste mais impérieux d’évoquer le À la recherche de John Ford de Joseph McBride paru aux éditions Actes Sud/Institut Lumière, éminemment recommandable. Livre magnifique, hors norme et rigoureux, pour un cinéaste magnifique, hors norme et rigoureux. Dans un cinéma dont Alexandre Astruc a pu dire, « le cinéma américain, ce pléonasme », John Ford a réalisé des films qui n’ont eu nul besoin d’exception culturelle pour se faire, se défendre, parfois échouer – mais qui restent. Bienvenue chez les grands.

  1. (retour)↑   Prends l’oseille et tire-toi (Woody Allen, 1969).