La musique :
une industrie, des pratiques
Paris, La Documentation française, 2008, 144 p., 24 cm
Coll. Les études de la Documentation française, no 5270
ISSN 1763-6191 : 14,50 €
Si la place de la musique n’est plus guère contestée en bibliothèque, sa situation aujourd’hui y est pour le moins paradoxale. En effet, pour l’essentiel, c’est le disque qui a permis, à partir des années soixante, d’introduire à grande échelle les œuvres musicales dans les collections des bibliothèques et non les livres ou les partitions : la littérature sur la musique a toujours été faible et lacunaire dans notre pays (et elle l’est encore aujourd’hui), et par ailleurs le système éducatif français étant ce qu’il est dans le domaine artistique, les Français capables de lire la musique sont longtemps restés une poignée. Or, aujourd’hui qu’il y a plus de 1 500 discothèques dans les bibliothèques publiques, le disque est menacé de disparition et les discothèques se demandent si elles ne doivent pas se préparer à fermer. Peut-on imaginer alors des « espaces musique » en bibliothèque où les seuls documents matériels seraient des livres et des partitions, l’accès à la musique enregistrée se faisant en ligne ? Pourquoi pas, mais pour quel public autre que marginal ? Car un autre aspect du paradoxe est qu’en un quart de siècle, le rapport des Français à la musique a beaucoup changé, sauf sur le plan éducatif : la pratique musicale amateur s’est développée de façon spectaculaire, et les effets conjugués de l’action volontariste des pouvoirs publics et de la massification de la consommation de musique (avec des différences majeures par rapport à ce qu’était cette consommation autrefois : l’ouverture à toutes les musiques – mondialisation – et la segmentation des goûts et des publics en sont deux signes contradictoires) ont banalisé la musique dans les pratiques culturelles. Ces changements salutaires, pour autant, n’ont pas encore été accompagnés par la seule révolution qui pourrait faire de la France, à l’image de l’Allemagne, des pays nordiques, du Royaume-Uni ou de la Russie, un pays musicien : la transformation profonde du système éducatif, avec l’introduction dans les cursus de base de l’enseignement général et non plus dans les seules écoles spécialisées, d’une formation élémentaire à la musique, incluant la pratique instrumentale ou vocale, le solfège, et l’initiation à l’histoire des formes musicales a minima…
Les deux ouvrages qui paraissent aujourd’hui – en fait, il s’agit plutôt de dossiers – apportent tous les deux des éléments de réflexion intéressants sur ces questions, sans les épuiser, on s’en doute.
L’ensemble réuni par Pierre François pour la Documentation française a l’ambition de faire, de la manière la plus synthétique possible, un état des lieux du fait musical en France aujourd’hui. Il comprend d’abord une approche générale, puis une déclinaison thématique. Dans la première partie, sont exposées les données relatives à la pratique et à l’écoute : sur quels supports, quand, avec qui, etc. L’approche de Philippe Coulangeon est sociologique et se nourrit des nombreuses enquêtes faites dans ce domaine. Il confirme leurs constats : multiplication des supports et des occurrences, diversité et éclectisme, boom de la pratique musicale amateur. Pierre François fait ensuite retour sur la question de la formation musicale, en partant du plan Landowski. Sur ce point, si les formations spécialisées restent d’une très grande qualité, l’architecture de l’ensemble souffre d’être, comme le dit l’auteur, « distordue ». Philippe Coulangeon intervient ensuite sur les transformations du marché du travail musical, marqué par une expansion continue mais inégale, et par un éclatement des métiers qui fragilise les acteurs. L’état de l’industrie du disque est fait également par un sociologue, Jean-Samuel Beuscart, et non par un économiste. Le pessimisme qu’on pouvait attendre est atténué par une forme de scepticisme, et cette distance est sans doute bienvenue.
L’approche thématique présente l’intérêt de mettre en lumière un secteur peu étudié, celui de la diffusion et de la création de la musique « savante » classique et contemporaine : comment fonctionnent les ensembles, les orchestres, les chœurs, etc. ? Quelle économie pour la création musicale contemporaine ? Sont également abordés le monde du chant choral et l’économie du rap. Une bibliographie et une webographie sont proposées en annexe, pour ceux qui voudraient approfondir un domaine que les contraintes du format de la collection interdisaient de traiter à fond. En l’état, ce point est bienvenu, même s’il laisse une impression de prudence parfois excessive.
Il y a longtemps qu’on ne disposait plus en français d’une synthèse de qualité sur l’histoire du disque. Le livre de Ludovic Tournès comble donc une lacune. Il brosse un panorama clair et concis de l’histoire de la musique enregistrée, des origines les plus lointaines (les tentatives, dès le début du XIXe siècle, pour conserver une trace de la parole) jusqu’aux déclinaisons les plus contemporaines des techniques numériques, dont le fameux MP3, qui réussit le prodige de nous ramener aux premiers âges, en nous faisant accepter bon gré mal gré, pour la consommation courante, une baisse manifeste de la qualité de la restitution du son. Passons sur ce détail. L’auteur a le souci de toujours mettre en perspective l’exposé chronologique de l’évolution des techniques et de l’histoire économique des marques et des supports, et de l’accompagner d’une réflexion sur le devenir de l’écoute musicale : il range parmi les évolutions les plus importantes nées de l’enregistrement et de l’expansion extraordinaire de la musique enregistrée « le passage d’une société du son discontinu à une société de la sonorisation continue et permanente ». On ne saurait mieux dire. Quant à savoir si l’invention d’Edison, de Charles Cros et de quelques autres pionniers, est un progrès, c’est autre chose. La technique nous permet aujourd’hui d’avoir la musique partout, à tout instant – avec ou sans le disque, qui n’aura peut-être été qu’un phénomène passager. Mais « arrêter la musique » et choisir le silence reste le privilège de chacun d’entre nous.