La mise en œuvre : itinéraires génétiques

par Noëlle Balley

Almuth Grésillon

Paris, CNRS éditions, 2008, 304 p., ill., 23 cm
Coll. Textes & manuscrits
ISBN 378-2-271-06668-8 : 30 €

Almuth Grésillon, directrice de recherche émérite au CNRS, a consacré l’essentiel de ses recherches à la question de la genèse des œuvres et participé à la fondation de la « critique génétique ». Elle reprend dans ce volume une douzaine d’articles et textes de conférences, parus entre 1988 et 2007, qui forment un ensemble cohérent.

Après une « ouverture » d’une dizaine de pages qu’il faudrait pouvoir citer in extenso tant elles sont riches et complètes, une première partie, « La critique génétique : origine, définitions, méthodes », constitue une excellente introduction aux études de cas qui suivent. Née en France dans les années 1970, la critique génétique est la démarche qui consiste, en étudiant les brouillons et dossiers de travail des écrivains comme des objets scientifiques, à retracer, à défaut de pouvoir toujours l’expliquer, le chemin qui, « en faisant la toupie », des premières idées griffonnées sur un carnet ou une feuille volante aux notes de lecture, aux plans de plus en plus détaillés et aux étapes rédactionnelles, de faux départs en bifurcations, entre hésitations et trébuchements, piétinements, trouvailles et « accidents heureux », conduit l’auteur à l’élaboration d’une œuvre qu’il faut bien un jour considérer comme achevée. De la codicologie matérielle au classement chronologique, du déchiffrement (dont on n’a pas de mal, au vu des nombreuses reproductions, à imaginer la difficulté) à la transcription, d’abord manuelle, pour tenter de retrouver, en imitant la main, le parcours de la pensée, puis tapuscrite, en terminant par l’interprétation des ratures (avec le jeu sur l’étymologie, radiation/irradiation), toutes les étapes nécessaires à l’intelligence de l’« avant-texte » sont présentées de manière claire et synthétique.

Études de cas

Mais cette démarche scientifique est-elle bien une forme de critique ? C’est ce qu’Almuth Grésillon démontre dans la deuxième partie, en présentant cinq études de cas, croisant les méthodes de la critique génétique avec l’analyse littéraire. La méthode est un peu différente selon qu’on a affaire à des textes brefs, dont le dossier génétique est maîtrisable dans le cadre d’un article (par exemple un poème), ou aux immenses corpus des romanciers perfectionnistes, qui invitent davantage à des analyses transversales sur un thème restreint. C’est ainsi que dans l’Hérodias de Flaubert, l’étude des brouillons permet de proposer du personnage de Salomé une lecture beaucoup plus riche et ambiguë que celle qu’on présente généralement sur la base de la silhouette à peine esquissée dans la version publiée du conte : la Salomé de Flaubert n’a pas toujours été seulement une enfant-objet manipulée par sa mère et désirée par son beau-père, mais bien aussi une séductrice consciente de son pouvoir érotique. L’étude consacrée au célèbre dénouement de la Bête humaine démontre que, contrairement à une idée reçue, malgré, ou à cause, de ses titanesques travaux préparatoires, de ses lectures scientifiques, de ses visites sur le terrain, Zola pouvait hésiter jusqu’au dernier moment sur le dénouement de ses romans : l’image inoubliable du train fou fuyant dans la nuit, conduisant à la boucherie des soldats déjà épuisés et braillards, aurait très bien pu devenir un dénouement à la Dostoïevski dans l’enceinte d’un tribunal. Autre terrain à la fois extrême et favori de la critique génétique, la Recherche proustienne, avec ses « belles pages » soigneusement ciselées, progressivement instillées puis déplacées au fil de la narration, technique analysée sous l’angle du thème de la matinée dans les brouillons d’Albertine disparue.

La genèse du poème de Supervielle, Vivre encore, présente un cas d’étude idéal : un texte court, cinq étapes de rédaction tenant sur cinq pages foliotées, permettant une analyse fine et détaillée sans hésitation sur la chronologie de la création : un point de départ assez banal, centré sur l’utilisation de lieux communs, de multiples essais d’images introduisant de nouvelles thématiques, des retours en arrière, et au dernier moment, l’invention du fulgurant « cœur écarlate ». Almuth Grésillon fait un sort à la vision téléologique d’un travail de rédaction avançant inexorablement vers une forme finale parfaite qui serait à la fois la meilleure et la seule possible : les brouillons de Supervielle étaient porteurs d’autres poèmes en puissance. Enfin, le travail de Francis Ponge sur L’ardoise, œuvre de commande écrite pour le catalogue d’une exposition Ubac, montre comment le texte est né d’une condensation finale à l’issue d’une recherche qui a entrelacé, dans une longue suite d’association d’idées et de jeux sur les mots, définitions issues du Littré, informations scientifiques, références littéraires et tentatives d’écriture plus personnelle. Tout ce travail préparatoire ne subsiste plus qu’à l’état de traces, au sens chimique du terme, dans un dernier jet ramassé et épuré – une esthétique du renoncement.

Une œuvre, des textes

Se réclamant du structuralisme et soigneusement distinguée de la critique des sources, la critique génétique (qui doit sans doute plus que ne le reconnaît l’auteur à la philologie et aux techniques de l’édition diplomatique) a suscité bien des controverses : venant tordre le cou à la vision apollinienne de l’œuvre parfaite une fois pour toutes, sortie tout armée du cerveau du créateur, pour montrer au grand jour les laborieux secrets du cabinet de travail, la démarche sème le trouble en ouvrant le champ dionysiaque des possibles, des œuvres telles qu’elles auraient pu être, ou telles qu’elles auraient pu ne pas se faire : « une œuvre, des textes ». Évidemment, l’étude de la genèse des œuvres se heurte à un obstacle de taille : comment faire de la critique génétique sans brouillons ? Quelle est la valeur d’une démarche critique qui ne pourrait s’exprimer que sur deux petits siècles de l’histoire littéraire ? Y a-t-il des domaines de la création qui échappent à la méthode ? Dans la troisième partie, Almuth Grésillon tente d’ébaucher quelques pistes de réponses. La critique génétique s’est jusqu’à présent très peu intéressée au théâtre. C’est que la pièce de théâtre, et d’une manière générale tout spectacle vivant, est le terrain d’une élaboration complexe, où la représentation peut conduire l’auteur à des réécritures, parfois en collaboration étroite avec le metteur en scène et les acteurs ; ainsi de Claudel et Jean-Louis Barrault, de Brecht et Charles Laughton. Il y a donc une critique génétique de la création théâtrale qui reste à inventer, prenant en compte non seulement le texte de la pièce, mais les cahiers de régie et toutes les traces des productions présentées sous le contrôle de l’auteur, ce qui ouvre la voie à une nouvelle source de perplexité : l’édition imprimée d’une œuvre ne marque pas forcément la fin de son élaboration. La difficulté de l’entreprise semble avoir découragé jusqu’à présent. La question de la critique génétique sans brouillons se pose dès lors qu’on sort de l’âge d’or des brouillons d’écrivains : avant la fin du XVIIIe siècle, en un temps où la qualité d’une œuvre se juge à ses capacités d’imitatio plus qu’à son inventio, il est considéré comme malséant d’exhiber une œuvre imparfaite. Une étude génétique est néanmoins possible dans certains cas, à condition que subsistent bien des traces écrites de couches rédactionnelles successives : rééditions, sources écrites présentant une réelle intertextualité avec l’œuvre, correspondances et témoignages extérieurs. À l’heure du traitement de texte, il subsiste néanmoins des brouillons, soit sous la forme de manuscrits stricto sensu, soit sous celle de tirages d’imprimante retravaillés. Les deux techniques correspondent à des étapes différentes de la rédaction, et il semble bien qu’aucun écrivain ne rédige encore totalement sur ordinateur, les surfaces textuelles stéréotypées de celui-ci offrant infiniment moins de variations graphiques que l’écriture manuelle (ne serait-ce que la fonction rassurante du gribouillis en période de panne d’invention). Mais qu’en sera-t-il des pratiques en pleine expansion d’écriture collaborative ?

Face à la question du pourquoi

Le livre d’Almuth Grésillon se lit avec autant d’intérêt que de plaisir. Sa première partie fournira aux bibliothécaires qui collectent, classent et décrivent des fonds de manuscrits contemporains une introduction très éclairante aux méthodes scientifiques de ceux qui exploitent leur travail, et souvent même y contribuent. L’ouvrage (et c’est un compliment) pose au moins autant de questions qu’il apporte de réponses : en décrivant les errances de l’élaboration des œuvres, en tordant le cou à la vision téléologique du génie démiurge, en recourant abondamment à un réseau métaphorique d’une grande richesse, Almuth Grésillon nous laisse face à la question du pourquoi : pourquoi, à un moment donné, l’auteur renonce-t-il à toutes les amplifications, à toutes les recherches préparatoires, pour tailler dans le vif de son propre texte (« l’écriture des sacrifices ») ? Pourquoi, après avoir longuement hésité, choisit-il finalement une version, un dénouement plutôt qu’un autre ? Pourquoi ces tourbillons de mots qui sont tous de Flaubert ne parviennent-ils pas encore à être du Flaubert, et à quel moment le deviennent-ils ? Comment interpréter le lien si complexe du texte et de l’image dans tant de brouillons d’écrivains ? Que donnerait une critique génétique de traductions, d’œuvres musicales ou architecturales, de textes non fictionnels ? L’ouvrage est aussi une illustration des limites que la nature d’une page en deux dimensions impose à l’analyse de cette matière protéiforme. On attend avec beaucoup d’intérêt de lire le point de vue des spécialistes sur l’apport que les nouvelles technologies (hyperliens, balisage XML, reconnaissances automatiques de formes…) va offrir au traitement scientifique des avant-textes.