Journées Abes

Yves Desrichard

Après la réussite des journées Abes (Agence bibliographique de l’enseignement supérieur) de l’année 2007 dont il avait été rendu compte dans le BBF  1, il paraissait difficile de renouveler un tel succès et, bien que passionnantes, ces deux journées des 20 et 21 mai 2008 furent peut-être un peu en deçà des attentes des participants, toujours aussi nombreux.

Saluons en tout premier lieu le dévouement de Raymond Bérard et de son équipe : perfection de l’organisation, respect des horaires et des programmes, gentillesse et obligeance des hôtes, tout était réuni pour faire de ces journées, au-delà des interventions, ateliers, tutoriels, etc., toujours aussi foisonnants, une occasion exceptionnelle, voire unique, pour un réseau remarquable de conforter ses liens professionnels et personnels.

La répartition sur deux journées pleines et la mise en place de tutoriels qui ont rencontré un grand succès ont permis de renforcer encore l’un des rôles majeurs de ce rassemblement : permettre aux participants du réseau de voir les choses en train de se faire, et de comprendre dans quelle mesure ils peuvent être amenés à y recourir et à y participer.

La grande révélation

En fait, c’était plutôt dans la tonalité de certaines des interventions qu’il fallait chercher les perplexités, voire les inquiétudes, dont de trop rares questions de l’assistance se firent parfois l’écho. Lorcan Dempsey, vice-président d’OCLC (Online Computer Library Center), dans son exposé au titre un peu présomptueux de « La grande révélation », et Eric van Lubeek, sales director 2 du même organisme, s’attachèrent de manière redoutablement concomitante à montrer que, hors du web, point de salut (ce qu’on était censé déjà savoir), et qu’il convenait avant tout de porter les bibliothèques là où sont les publics, en multipliant les partenariats avec Google, Amazon, Yahoo, et en se montrant là où sont (pour l’instant) les utilisateurs, dans les sites coopératifs ou collaboratifs (la différence n’est pas mince) comme Flickr, site de partage de photographies. On en retirait la plutôt désolante impression que les bibliothèques, dont les catalogues ne sont désormais plus consultés prioritairement par les internautes en mal de documents, s’efforçaient non sans frénésie de grappiller les miettes que veulent bien leur laisser les géants.

Puisées ici et là, d’autres remarques prouvèrent pourtant que tout n’était pas forcément à envisager de manière aussi monolithique et surtout avec si peu de recul. Ainsi de cette étude  3 réalisée pour les concepteurs de Gallica 2 montrant les utilisateurs de la bibliothèque numérique de la BnF plutôt réticents à l’idée de développer autour de cette réalisation une série d’outils collaboratifs façon « web 2.0 », au risque de faire perdre au site ce qui en fait, pour lesdits utilisateurs, son principal attrait – sa légitimité institutionnelle. Ou encore cette propension, qu’on pourra apprécier non sans ironie dans son énoncé paradoxal, des étudiants de l’université de Nice Sophia-Antipolis, qui ne jurent plus que par la recherche en ligne et en texte intégral, mais sont beaucoup plus frileux quand il s’agit d’envisager la diffusion de leur thèse sur l’intranet de l’université…

Le malaise s’accentua parfois dans l’exposé de Raymond Bérard sur le « projet de l’Abes ». Rappelant justement que l’Abes est cliente d’OCLC, il annonça le prochain chargement du Sudoc (Système universitaire de documentation) dans WorldCat  4, le catalogue en ligne d’OCLC. En mettant en parallèle ce « partenariat » de plus en plus avancé avec le plus grand organisme gestionnaire de bibliothèques au monde et les déclarations d’Eric van Lubeek vantant l’intérêt de ce même WorldCat comme outil à la fois international, national (au niveau de l’Abes, donc) et local (au niveau des établissements participant au réseau du Sudoc, donc), on pouvait s’interroger sur le fait de savoir si la boutade de l’année passée concernant la possible absorption de l’Abes par OCLC ne serait pas désormais à l’ordre du jour – la question ne fut pas posée.

Qui mieux que l’Abes ?

Le malaise resta perceptible dans les présentations proposées par les sociétés ProQuest (« Le partenariat public/privé dans les projets de numérisation de masse : études de cas ») et Archimed (« Qui mieux que le SCD peut gérer vos documents ? ») qui, si estimables soient-elles, relevaient davantage du publi-reportage que d’une vision objective des sujets évoqués. Et pourtant, quel outil que le Sudoc, et quel organisme irremplaçable que l’Abes ! Les deux présentations consacrées à des exemples nationaux autres de coopération entre bibliothèques étaient là pour nous en convaincre, sans diminuer pour autant les mérites respectifs des deux organismes ici exposés.

Marion Mallmann-Biehler et un autre collaborateur du BSZ (Bibliotheksservice-Zentrum Baden-Württemberg, Centre de service des bibliothèques de Bade-Wurtemberg) nous présentèrent les activités de ce centre, largement comparables à celles de l’Abes : catalogue collectif, réservoir bibliographique, outil de prêt entre bibliothèques, outil fédérateur en matière de constitution de bibliothèques numériques, etc. Sauf que, là où l’Abes et le Sudoc réussissent à fédérer (peu ou prou) l’ensemble des ressources des bibliothèques de l’enseignement supérieur françaises, il faut à l’Allemagne… six réseaux semblables au BSZ pour parvenir au même résultat ! Même compte tenu de la richesse incomparablement supérieure des bibliothèques allemandes, et quels que soient la qualité, l’efficacité et le volontarisme des réseaux concernés, dont le BSZ, on imagine quelles économies d’échelle – et pour quelle efficacité – l’Allemagne pourrait réaliser si elle disposait d’un réseau comparable à celui du Sudoc.

La présentation du JISC (Joint Information Systems Committee), outil de coopération technologique entre bibliothèques du Royaume-Uni, achevait de nous convaincre du caractère nécessaire de l’Abes : une présentation un peu générale, pas suffisamment concrète et parfois trop détaillée des activités de cet organisme, « not a legal entity » comme en prévint d’emblée Catherine Grout, director of e-content 5, mit en lumière l’implication active du JISC dans la mise en œuvre d’activités coopératives entre bibliothèques, pourvu qu’elles aient une composante technologique. Le JISC, pour chaque livre (sterling) dépensée, évalue le bénéfice pour la communauté des bibliothèques de son action, et les livres ainsi économisées par les bibliothèques participantes. Nul doute que, appliqué au budget non négligeable de l’Abes, un tel travail montrerait les avantages indéniables d’un tel outil, dont Raymond Bérard rappela qu’il était de plus en plus sollicité par des bibliothèques de tous horizons – y compris territoriaux.

Une gestion transparente

Une telle réussite tient, largement, à la gestion transparente désormais en œuvre à l’Abes : quel organisme public admettrait ainsi, devant ses adhérents, s’être trompé quant à la mise en œuvre d’un portail documentaire généraliste qui n’a pas trouvé son public, et qui sera prochainement fermé ? Quelle équipe pourrait présenter, pour chacun des projets actuellement mis en œuvre, un état des lieux détaillé et sans langue de bois ? Peu sans doute se prêteraient aussi obligeamment au jeu redoutable des questions/réponses, même si l’importance du public et le cadre imposant de la salle Pasteur du Corum (sorte de Palais des congrès) de Montpellier empêcha sans doute toutes les expressions de s’affirmer.

À l’heure de coopérations accentuées entre Google, OCLC, Amazon, etc., les frontières semblent désormais bien poreuses entre l’initiative publique et l’intérêt privé. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en inquiète, l’Abes, avec ses partenariats toujours plus affirmés avec OCLC, avec Google, avec d’autres encore, conforte une évolution des pratiques publiques qui n’a pas fini de faire débat.