L’homme-livre :
des hommes et des livres, de l’Antiquité au XXe siècle
Actes d’un colloque portant sur les représentations littéraires du livre, L’homme-livre 1 offre une galerie de portraits d’hommes au(x) livre(s) réels ou fictifs de l’Antiquité au XXe siècle, auteurs, éditeurs, lecteurs (mais pas bibliothécaires) fortement liés au livre.
Figures de créateurs
La lecture nourrit l’écriture. Madeleine Bertaud souligne le lien entre pratique auctoriale et éditoriale, lecture et écriture, de Gutenberg aux Lumières. Elle évoque ces hommes de lettres cumulant lecture, étude, écriture, édition et imprimerie. Flaubert, accompagné par la figure de Don Quichotte, de Bibliomanie à Madame Bovary, dit écrire « pour ne pas vivre ». « Homme-plume » dont l’écriture fait l’identité, il est aussi homme-livre s’identifiant à son œuvre (Jeanne Bem). Peter Schnyder pose, à travers le cas de Gide, la question du rapport entre « homme-livre » et « homme de lettres ». La lecture doit être complétée par la vie et servir de tremplin à la création. La publication assure la survie de l’homme de lettres, faisant de lui un nouvel homme-livre. Dans Béatrix, de Balzac, Félicité des Touches, femme écrivain cultivée évoquant George Sand, échoue dans une mise en scène amoureuse et renonce à l’amour-propre de la femme-livre pour se convertir au Livre et au mysticisme (André Vanoncini).
Recréations et subversions
Les détournements de Paul Nougé, chef de file du surréalisme belge sont évoqués par Anne Vauclair : la revue Correspondance publie des plagiats, visant à empêcher la cristallisation de l’écriture en « littérature » et à remplacer l’auteur par une communauté. Dans Al morir don Quijote d’Andrés Trapiello (2004), continuation du Quichotte, loin d’être accusé de causer la folie, le livre devient plus vrai que le réel par sa capacité à fixer l’éphémère et à créer des personnages susceptibles de s’émanciper de leur créateur (Mechthild Albert).
L’œuvre baudelairienne repose, selon Judith Spencer, sur une ironie autodestructrice, esthétique et éthique, qui est une autosubversion de l’homme-livre. Le poème est miné par des forces analogiques du mal érodant la volonté. Mais le poète transmute la dissonance empirique en harmonie esthétique. Serge Bourjea évoque l’écriture de Mallarmé, tension vers un livre idéal, et la poursuite de cette quête dans les Cahiers de Valéry : combinaison de fragments qui disent la multiplicité du sujet, ils sont comme « l’autre du livre », dénonçant la fixité et l’illusion des livres publiés. Gaëlla Hervet qualifie d’« écritures du sacrifice » les écritures de Proust, Bataille et Pessoa, produits d’une déchirure de l’être, qui aboutissent à des anti-livres, dont le sens défait attend une reconstruction.
Des usages conditionnés par une matérialité
D’autres hommes-livres participent à l’élaboration et à la valorisation du livre. Les censeurs du XVIIIe siècle, étudiés par Alain J. Lemaître, loin d’être des instruments du pouvoir, interprétaient les écrits avec souplesse, dans l’esprit des Lumières. Lettrés, ils soutenaient les ouvrages qui font penser et nourrissaient le débat intellectuel. Dans Héliopolis, d’Ernst Jünger, les collectionneurs ne sont pas détachés du monde, et le livre, plus qu’objet esthétique achevé, est objet de circulation qui s’enrichit de chaque manipulation (Corina Stanesco).
L’évolution matérielle du livre en a déterminé les usages. Rare et peu maniable, le livre antique était une référence plus qu’un objet d’usage. N’ont ensuite été copiés sur codex que les textes encore en usage, définissant le canon (Marie-Laure Freyburger-Galland). Dans Eyn schön Mayse bukh, un recueil d’historiettes moralisatrices et merveilleuses de 1602, étudié par Astrid Starck-Adler, l’usage du yiddish et les valeurs véhiculées visent l’édification des femmes. Brigitte Friant-Kessler évoque des représentations de scènes de lecture dans Tristram Shandy, dont l’une, en frontispice, invite à la lecture à haute voix et au commentaire de l’œuvre – défi pour les pages qui s’adressent au regard.
Valeurs de la lecture
Les figurations picturales et littéraires d’hommes aux livres sont significatives des valeurs accordées à la lecture. Associé au savoir ou à la parole divine, le livre peint garde une épaisseur énigmatique (Pascal Dethurens).
La lecture n’est certes pas tout. Locke, pourtant défenseur de la liberté d’édition, a souligné l’insuffisance du livre pour l’éducation du gentleman : trop impressionnable, l’enfant ne doit pas lire de fiction, et les lectures édifiantes, recommandées, ne remplacent pas l’exemple (Michel Faure). Yves de Roux note également dans les romans de Jules Verne une distance à l’égard du livre, surtout fictionnel. Les savants, semblables à des livres toujours prêts, y sont avant tout hommes d’action.
Mais la lecture est aussi un indispensable moyen de formation et de liberté. Dans la France des années 1930, dans la perspective de l’éducation nouvelle, les illustrés pour la jeunesse visaient à former des hommes conscients et actifs (Efstratia Oktapoda-Lu). Dans Le liseur, de Bernhard Schlink, une relation littéraire et charnelle, nourrie de lecture à haute voix, entre un jeune lettré et une ancienne nazie analphabète, fait ressurgir le passé et la culpabilité (Régine Battiston). Éric Lysøe conclut sur la position de l’homme-livre, entre vie et fiction. Ouvrant sur l’ailleurs, le livre est perçu comme subversif. Mais la censure renforce la résistance : l’homme-livre tire sa force du contact intime avec le livre mais est aussi prêt à tout pour le défendre. L’homme-livre est aussi homme-libre.