Le temps des revues

Karim Younès

Parce qu’elles sont résolument protéiformes et qu’elles revendiquent souvent pour elles-mêmes et leurs lecteurs une franche opposition à « la tyrannie de la communication », les revues occupent une place particulière dans le champ éditorial. Oscillant entre le périodique et le livre, elles témoignent, malgré leur manque de visibilité, de rapports différenciés à la réalité sociale, historique, politique et culturelle d’une époque, mais également de formes littéraires et artistiques en train de se faire.

En tant que lieux privilégiés de conservation, de diffusion et de médiation de contenus culturels et documentaires, les bibliothèques-médiathèques partagent avec les revues une temporalité particulière permettant, sur la longue durée, la rencontre réelle des œuvres et des idées avec les différents publics.

C’est cette conviction de départ qui a conduit l’association Ent’revues  (association de promotion et de recherche sur les revues culturelles contemporaines), sous l’impulsion du conseil régional d’Île-de-France et du Centre national du livre, à mettre en place un comité interprofessionnel de réflexion et de propositions intitulé « Revues et bibliothèques ». C’est aussi dans cette perspective que s’est tenue le 10 avril 2008, au Ciné 104 à Pantin, la journée professionnelle « Un temps pour les revues », organisée par l’association Ent’revues, en partenariat avec l’association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis  et le conseil général de la Seine-Saint-Denis.

Genèse et prolongements contemporains

Conçue comme un premier temps de rencontre entre bibliothécaires et acteurs du champ revuistique, cette journée d’étude a été l’occasion de resituer les revues dans leur genèse sociale, historique et culturelle, mais aussi d’en décrire les prolongements contemporains à travers les expériences et les formes d’aujourd’hui.

D’après André Chabin, directeur d’Ent’revues, tout aussi originales, inventives et corrosives qu’hier, les revues n’en restent pas moins, aujourd’hui, marginalisées dans la sphère éditoriale et souvent méconnues du grand public.

Pourtant, certaines revues contemporaines n’ont rien à envier à leurs aînées, particulièrement celles créées au xxe siècle qui demeure, pour l’historienne de revues Caroline Hoctan, « le siècle des revues ». En effet, si le « concept » de revue naît au xviie siècle, nous rappelle cette enseignante-chercheuse à Paris III-Sorbonne nouvelle, et que le xixe siècle a joué un rôle décisif dans la forme et le fonctionnement propres de la revue (notamment par l’autonomisation du champ littéraire, l’émergence du statut de l’écrivain et d’un lectorat constitué), c’est au xxe siècle qu’il semble coïncider avec lui-même par la variété de ses formes et de ses productions.

Tout au long du xxe siècle, les revues ont eu la fonction de découvrir des auteurs et des artistes (Roland Barthes, par exemple, a publié ses premiers articles, en 1942, dans la revue Existence), voire de réhabiliter certains d’entre eux (la revue Tel quel, née en 1960, avait pour principe fondateur d’approfondir la connaissance – et la lecture – d’écrivains « mal lus ou oubliés » par le public, à l’instar de Ponge ou de Bataille). Des mouvements artistiques, littéraires, intellectuels, perçus aujourd’hui comme « classiques », ont émergé et se sont développés à partir de revues : c’est le cas, par exemple, du symbolisme (avec, à la fin du xixe siècle, La Revue blanche et La Plume), du dadaïsme (Dada), du personnalisme (Esprit), ou encore de l’existentialisme (Les Temps modernes) et du structuralisme (Critique et Tel Quel).

Expériences personnelles

La deuxième partie de la matinée a été l’occasion pour les écrivains et critiques Bertrand Leclair et Philippe Di Folco de présenter leur rapport très personnel – et relativement précoce – aux revues. Cette sensibilité particulière est inséparable, pour ces deux auteurs, de leur pratique d’écriture. Toutefois, interpelle Bertrand Leclair, si les revues sont un espace original d’écriture et d’hospitalité (les revues construisent leur unité sur la différence singulière des contributions), comment expliquer que de nombreux magazines, notamment littéraires, n’attribuent pas plus de temps et d’espace à la critique des revues ?

Le sociologue Jean-François Bert, qui est aussi l’un des trois directeurs de la revue philosophique Le Portique , insiste également sur la dimension chorale de la revue : celle-ci, notamment par les entretiens publiés, est « un lieu où l’on peut entendre des voix ».

Il n’en demeure pas moins que les revues restent liées à de nombreuses contraintes qui ont partie liée à l’édition, à la distribution et à la diffusion. Mais, comme le précise André Chabin, le soutien réel et « désintéressé », tout au moins sur le plan économique, de certaines librairies (dix à quinze librairies à Paris, par exemple), et des pouvoirs publics, permet, en partie, la rencontre effective avec les publics.

Il existe aujourd’hui 2 000 revues en France et l’on enregistre, chaque année, la création d’une cinquantaine. Ces éléments témoignent bien de la vitalité de ce secteur éditorial qui revendique pourtant son affranchissement des formes canoniques d’édition : la qualité première d’une revue, selon André Chabin, est son caractère non formaté, non calibré.

La matinée s’achève par la présentation, par son directeur Jean-Baptiste Para, de la revue Europe , fondée en 1923, suivie d’une brève intervention de l’éditeur Jean Ferreux, directeur des éditions Teraèdre. Celle-ci prolonge, notamment à travers la manière dont s’élabore chaque numéro de la revue transdisciplinaire Cultures et Sociétés , l’idée d’une hospitalité revuistique, où la qualité des rapports entretenus avec les auteurs joue un rôle décisif.

De l’échange avec le public, composé essentiellement de bibliothécaires et de membres d’institutions du livre et de la lecture (Syndicat de la librairie française, Centre national du livre, etc.), nous pourrions retenir les propos d’André Chabin selon lequel les bibliothèques municipales seraient « les derniers lieux de la rencontre avec les revues ».

Revues et internet

Si la première partie de la journée se voulait davantage informative, les questions abordées l’après-midi ont un caractère plus opératoire. De nombreuses revues sont aujourd’hui présentes sur le réseau internet. La proximité d’internet et des revues est manifeste selon André Chabin, pour qui « rien ne ressemble plus à la revue qu’internet » ; et le développement, sur cet espace, de sites-relais et de carrefours d’information en faveur des revues accentue cette proximité. Les sites Revues plurielles et Poezibao témoignent de ce rapport intime et de la richesse des outils et des contenus proposés.

Revues plurielles  est une véritable base de données regroupant un ensemble de revues désirant bénéficier d’une meilleure visibilité sur internet. Ce site, décrit par le webmaster de l’association Ent’revues, fonctionne comme un portail documentaire. De nombreux services sont proposés à l’utilisateur : accès, à partir d’un classement thématique, à la totalité des revues du site, ainsi qu’à la consultation de textes (payante pour la plupart) ; variété des modes de recherche documentaire (par auteur, par sujet, etc.) ; valorisation des nouvelles revues dans une rubrique dédiée... La dimension délibérément documentaire de ce site en fait un précieux outil pour les publics (libraires, bibliothécaires, particuliers).

Créé en novembre 2004 par Florence Trocmé, le site Poezibao  7 propose aux utilisateurs curieux des formes poétiques modernes et contemporaines l’accès à des contenus variés : informations liées à l’actualité éditoriale dans ce domaine ; extraits de poésie en langue française ou originale (la mise en ligne est faite quotidiennement) ; fiches biobibliographiques d’auteurs ; index des auteurs (500 poètes sont présentés sur le site) ; articles de fond ; reportages, etc. Prenant plutôt la forme d’un blog, Poezibao ne se réduit pas à ces aspects documentaires mais reste bel et bien une revue littéraire par le recueil de contributions diverses et l’analyse critique des ouvrages publiés dans le champ poétique.

Les ressources disponibles sur Poezibao sont, indique Florence Trocmé, exploitables par les bibliothèques (à condition, bien entendu, de citer les sources d’information). Lors de l’échange avec la salle, elle ajouta que les expériences de découverte vivante des revues ne peuvent plus avoir lieu qu’en bibliothèque.

Des démarches originales

La dernière partie de cette journée consista, pour les acteurs de huit revues originales (Le Nouvel Attila 8, Vacarme 9, Le Tigre 10, Algérie Littérature/Action 11, Cassandre 12, La Femelle du requin 13, Split screen 14, Migrance 15), à présenter leur propre travail. Des motifs récurrents et des oppositions fécondes apparaissent au cours de ce « tour de paroles » : ainsi des rapports qu’entretiennent les revues avec le monde qui les environne, et du statut de la pratique artistique dans l’activité humaine (motifs chers à la revue Cassandre), ainsi encore de la question de la frontière – éminemment poreuse – entre les magazines et les revues (opposition analysée par les revues Le Tigre et Vacarme).

Comme le préconise Alain Massuard, directeur des collections de l’Imec (Institut mémoire de l’édition contemporaine), à qui revenait la conclusion de cette rencontre professionnelle : « On peut – et doit – lire des revues nouvelles auxquelles on ne comprend rien. » La véritable rencontre des revues, des bibliothèques et de leurs publics ne pourrait-elle se faire au sein de cet abyme ? Car le temps d’une revue pourrait bien être, comme l’a souligné Jean-Baptiste Para, « le même temps que celui de l’artiste, du romancier, du poète […] un temps qui ne s’enferme pas dans le présent, un temps qui dilate le présent ».