Comment le retard vient aux Français

analyse d’un discours sur la recherche, l’innovation et la compétitivité 1940-1970

par Yves Desrichard

Julie Bouchard

Préface de Pierre Papon, ancien directeur général du CNRS
Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, 328 p., 24 cm
Coll. Information – Communication, Acquisition et transmission des savoirs
ISBN 978-2-7574-0032-6 : 23 €

La déclinologie, si l’on s’accorde sur ce barbarisme, semble être devenue depuis quelques années un filon éditorial et médiatique que nombre de scrutateurs de la vie politique et économique française exploitent avec constance. On se souvient que, dans les débats qui ont précédé l’élection du nouveau président de la République, le livre de Nicolas Baverez, La France qui tombe, avait connu un grand succès de librairie, et de polémique dans la presse ; et, qu’ils la constatent ou qu’ils la contestent, nombreux sont désormais les auteurs à se pencher sur le déclin supposé de la nation française, de la France en général.

L’un des thèmes fondamentaux de la production déclinologique (donc) est la notion de retard : la France est en retard de développement sur certains sujets, ce qui justifie, sinon explique, l’état de crise dans lequel elle se trouve. Selon les auteurs, les critères du retard sont différents, de même que les éléments de comparaison : avec le reste de l’Europe, avec les États-Unis, avec les pays en voie de développement ; en matière de libéralisation du marché du travail, d’équipement haut débit pour l’accès à Internet, de budget consacré aux universités, etc.

Dans ces florilèges, le retard du pays en matière de développement de la recherche, ses corollaires et ses conséquences, tient une place de choix, comme l’écho accordé au Assises de la recherche et, depuis lors, la constante actualité du sujet, en font foi.

Le souci du retard

Mais d’où vient ce souci du retard ? A-t-il toujours connu semblable fortune éditoriale, les discours le concernant sont-ils une constance de l’analyse de « l’état de la France » ? Quelles formes a-t-il pris au fil des ans, quelles sont ses caractéristiques, ses déclinaisons, ses avatars, ses constances et ses variations ? C’est tout le propos du livre de Julie Bouchard, Comment le retard vient aux Français, version re-rédigée de la thèse que l’auteur, qui enseigne les sciences de l’information et de la communication à l’IUT de Montreuil, université de Paris-VIII, a soutenue en 2004.

On l’aura compris : le propos du livre n’est pas de se pencher sur la pertinence du thème, encore moins de l’opportunité des critères comparatifs mis en œuvre à cette occasion, mais bien d’étudier le discours sur le retard, de l’examiner sous l’angle rhétorique, sans s’interroger sur la véracité ou non des diagnostics et des solutions posés et proposées à partir de ce postulat. Le retard comme « fait de discours » est « étudié pour lui-même, non simplement critiqué (ou évalué) à l’aune de la raison scientifique ».

Trois grandes parties structurent l’ouvrage, qui sont les déclinaisons chronologiques de la fortune du terme : dans une première partie, « Histoire et historicité », Julie Bouchard montre que c’est au xviie siècle (seulement) que le terme commence à apparaître, et qu’il « s’épanouit » au xviiie siècle comme « abstraction constitutive de la philosophie du progrès » qui caractérise le siècle des Lumières. Le xixe siècle perfectionne le terme, affine les instruments et, surtout, les éléments de comparaison, révolution industrielle et développement économique aidant. Mais c’est le xxe siècle libéral qui, en instituant la compétition économique comme dogme quasi unique du développement humain, assure au discours sur le retard une suprématie encore à l’œuvre, comme on l’a souligné en introduction.

Un élément central d’explication

Dans la deuxième partie, l’auteur analyse le destin de la notion à partir d’un corpus strictement défini, celui des rapports des commissions de la recherche scientifique et technique du Commissariat général du Plan, de l’immédiat après-guerre jusqu’en… 1993. En effet, et on l’a largement oublié, la France de l’après-guerre, celle des « trente glorieuses », mais aussi celle de mai 68 et de l’internationalisation des échanges (on n’écrivait pas encore « mondialisation », autre mot dont il faudrait étudier la fortune rhétorique) fut celle d’une économie censément planifiée, au rythme des onze plans qui se succédèrent, sous l’égide d’un Commissariat qui fut à l’origine d’un grand nombre de rapports, d’enquêtes, d’évaluations, etc.

Se limitant volontairement au monde de la recherche, Julie Bouchard montre que, pratiquement absente dans les années 50, la notion de retard prend une place de plus en plus importante dans les années 60, jusqu’à devenir un élément central d’explication et d’incitation à la mise en œuvre de politiques gouvernementales vigoureuses et interventionnistes. Le « retard » prend des formes diverses, parmi lesquelles l’auteur distingue des « régimes de normativité » : lutter contre le retard scientifique pour le progrès de la science pour elle-même, parce que le progrès de la science entraîne « naturellement » le progrès dans d’autres domaines, ou par comparaison avec d’autres « compétiteurs » : dans les années 60, et encore aujourd’hui, les États-Unis restent le pays avec lequel la comparaison est la plus inévitable (pour ce qui est du discours s’entend).

Enfin, dans sa troisième partie, élargissant son propos en sortant du cadre strictement national, l’auteur s’intéresse aux rapports de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), créée en 1961, qui prenait la suite de l’Organisation européenne de la coopération économique (OECE) instituée, elle, en 1948, à la suite des accords de Brenton Woods et de la mise en œuvre par les États-Unis, dans une Europe dévastée par la guerre, du « plan Marshall ». Julie Bouchard montre combien cette organisation a favorisé « l’institutionnalisation de la comparaison géographique », ce qui n’étonnera guère, par exemple, les lecteurs du Monde diplomatique, habitués depuis longtemps à considérer l’OCDE comme une officine libérale dont les moyens et les objectifs sont mis au service d’une pensée économique qu’on n’appelle plus, on ne sait trop pourquoi, « unique ». Le « Manuel de Frascati » mis en œuvre par l’OCDE reste un modèle contaminant pour l’analyse, par les gouvernements de chaque pays, de leurs « retards » réels ou supposés, à l’aune de critères essentiellement économiques et financiers.

Approches textuelles et documentaires

Ce qui intéressera le plus le lecteur du Bulletin des bibliothèques de France est, sans doute, le fait que l’auteur s’appuie, pour son travail, sur une série d’approches textuelles et documentaires d’ensembles de textes spécifiés. Rapports général et sectoriels sur la recherche scientifique et technique de l’OCDE-OECE pour la troisième partie, rapports du Commissariat général du Plan pour la deuxième partie et, plus original encore, textes extraits de Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, et de la base de données Frantext du CNRS pour la première partie.

C’est aussi là, entre approches quantitatives et statistiques d’une part, qualitatives et contextuelles de l’autre, que le livre trouve ses limites. Les praticiens de la recherche documentaire le savent fort bien, l’usage de la langue, son étude, voire sa manipulation, ne peuvent pas prétendre au statut de science exacte. À trop vouloir privilégier une approche objective, on risque d’occulter les richesses polysémiques et, à formaliser les sources et leur catégorisation, de nier l’importance des facteurs sociologiques, politiques, voire littéraires dans l’élaboration du discours.

Néanmoins, l’un des mérites indispensables de la démarche de Julie Bouchard est l’approche rétrospective. Dans une société qui a fait de la séduction de l’immédiat un argument de vente et d’illusion, toute approche historique un tant soit peu sérieuse fait figure d’étonnement, voire de provocation. Replacer un discours aux fortunes médiatiques d’actualité dans une situation plus large, qui en relativise l’importance et en souligne les dangers, les impasses et les approximations, constitue une entreprise salubre et essentielle si on sait en tirer les leçons pour le présent.

Pour une profession marquée, louablement, par l’urgence de répondre aux défis de l’avenir avec l’adoption parfois névrotique des oripeaux les plus visibles de la modernité (essentiellement informatique semble-t-il), la clarté, la méthode et la précision du travail de Julie Bouchard peuvent être, aussi, une utile inspiration.