Les publics dans nos bibliothèques

Un état des lieux dans le paysage européen

Yves Alix

Le Centre de lecture publique de la Communauté française de Belgique et la bibliothèque centrale pour la Région de Bruxelles-Capitale organisaient le 11 mars 2008 une journée de réflexion sur les publics, accueillie dans les espaces de la Bibliothèque royale Albert-1er à Bruxelles. Pour l’observateur venu du BBF  *, le fait que cette journée se tînt dans la capitale de l’Europe inclinait à y voir le symbole d’une convergence des bibliothèques européennes, et peut-être aussi le rêve d’un « public européen » homogène, hélas largement fantasmé. Pourtant ce n’était pas l’Europe qui invitait, mais bien l’autorité en charge des bibliothèques dans l’espace francophone de la Communauté française, une des trois communautés linguistiques du royaume, à ne pas confondre avec les trois régions fédérales.

Après les introductions faites par Martine Garsou, directrice générale adjointe des lettres et du livre, et Philippe Malfait (inspection de l’enseignement, ville de Bruxelles), la matinée, modérée avec précision par Chantal Stanescu, était consacrée à un état des lieux dans le paysage européen. Barbro Wigell-Ryynänen (service des bibliothèques publiques, ministère de l’Éducation de Finlande) a posé d’emblée la nécessité de penser l’individualisation du service au public. Les usagers, familiers de Google, ont une idée précise de ce que devrait être le résultat de leur recherche en bibliothèque. L’écart entre cette attente personnelle et l’offre de la bibliothèque rend l’assistance par un professionnel plus nécessaire que jamais. Il faut donc l’accueillir, l’accompagner, le capter, et – faut-il insister sur ce point ? – le prendre tel qu’il est.

Pour illustrer l’idée que la bibliothèque est un espace urbain où on séjourne et où l’on reste, Barbro Ryynänen a montré des images de bibliothèques illustrant cette intégration à la fois spatiale et sociale : l’une, située dans un centre commercial d’un quartier très métissé, a ainsi un staff entièrement composé de jeunes immigrés ; une autre, face à la gare centrale d’Helsinki, est dédiée à la musique et ne désemplit pas ; une autre encore, qui inclut un café et un hall d’exposition, est entièrement automatisée. Dans un pays où 80 % de la population utilisent la bibliothèque (vous avez bien lu), le défi n’est pas de conquérir le public, mais de donner satisfaction au plus grand nombre.

Dans cette perspective, la campagne nationale lancée par le premier ministre fixe des objectifs ambitieux, largement focalisés sur internet : la bibliothèque doit être présente sur les réseaux, constituer une porte d’entrée vers le web, être un centre d’e-citoyenneté (« e-citizenship »). Il faut la labelliser dans le champ du savoir en ligne, car l’utilisateur peut à tout moment être tenté d’aller voir plutôt sur Google. En invitant le public à prendre une part active au fonctionnement et à la production de contenus, comme le fait la bibliothèque de Hämeenlinna (50 000 habitants) avec sa « wiki library » en version web 2.0, on peut espérer capter durablement cette nouvelle génération d’utilisateurs très avancés dans le maniement d’internet, et par là faciliter l’émergence parallèle de la nouvelle génération de bibliothécaires « post-modernes » qu’exige la révolution numérique.

Nouveaux publics, nouveaux usages

Venu de plus près (quoique de l’autre côté de Quiévrain), Dominique Arot, directeur des bibliothèques de Lille, a présenté les nouveaux publics et les nouveaux usages des bibliothèques françaises, en s’appuyant sur les résultats des enquêtes sur les publics, lesquelles, a-t-il rappelé au passage, s’inscrivent chez nous dans une tradition établie de longue date. La baisse tendancielle du nombre d’emprunteurs, l’allongement des séjours (la bibliothèque est un lieu d’étude privilégié pour 76 % des 15-25 ans), l’augmentation du nombre d’usagers non inscrits, autant de signes d’évolutions contradictoires que l’analyse de l’enquête du Crédoc de 2005 permet de remettre en cohérence : la bibliothèque doit prendre en compte la diversification des usages pour rester dans le mouvement des nouvelles générations de publics. Si les chiffres sont encourageants, des questions demeurent, comme celle de la démocratisation toujours à venir ; personnes âgées, commerçants et artisans, actifs, adolescents fréquentent faiblement – ou pas du tout – et la corrélation entre fréquentation et niveau de diplôme reste déterminante. La politique de l’offre ne suffit pas, et cela d’autant moins que les bibliothécaires font des collections qui leur ressemblent, en décalage avec les attentes de publics dont la connaissance doit être développée et affinée. Le mythe du libre accès et de l’autonomie du lecteur, sur lequel s’est construit le modèle français des trente dernières années, a sans doute vécu. Il faut libérer du temps pour la médiation, faire évoluer l’architecture, prendre en compte tous les publics, faire preuve d’audace, ouvrir plus largement et plus généreusement.

Le pragmatisme assumé de Gerard Reussink, directeur de la bibliothèque publique de Rotterdam, faisait écho à ces vœux. Modèle dans les années 80, l’établissement a fait une mue complète à l’orée du xxie siècle, et il est d’ores et déjà redevenu un pôle d’attraction pour les professionnels européens. Ici, la philosophie du service au public est aussi simple que radicale : la bibliothèque est votre domicile… quand vous n’êtes pas chez vous, au travail ou à l’école. La rénovation du bâtiment a donc obéi à cet impératif d’être « un endroit où l’on veut rester ». Quant à l’évolution des services aux publics, elle est guidée par le même souci d’adéquation aux besoins : collections multimédias actualisées, nouveautés en abondance et rapidement disponibles, mais aussi offre de formation, e-centers, bibliothèque sur le web 24 h/24 et 7 j/7.

À son tour, Joaquin Selgas Gutierrez, de la bibliothèque régionale de Castilla-La Mancha à Tolède, témoignait de la modernisation des bibliothèques espagnoles. Ici, la mue a été tardive et lente, et elle reste largement inachevée. Mais la prise en compte des besoins comme des comportements de la population, la volonté d’apporter via la bibliothèque un service démocratique d’accès à la connaissance, mobilisent les professionnels et commencent à produire des résultats.

Publics en Belgique

Pour clore la matinée, un retour à la réalité belge s’imposait. Jean-François Füeg a donc présenté un état des lieux de la lecture publique en Communauté française : 141 réseaux, 500 implantations, une offre dense (1 bibliothèque pour 8 000 habitants, contre 1 pour 20 000 en France), couvrant l’ensemble du territoire et affichant un taux de pénétration proche de celui de l’Hexagone, 18 %. Mais si les bibliothèques sont sur le territoire le premier acteur culturel, elles souffrent d’un défaut d’image, préjudiciable à leur soutien. Les arts de la scène, dont la pénétration est plus faible, ont ainsi des moyens trois fois supérieurs à ceux des bibliothèques.

Comme partout, et sous réserve de l’engagement des acteurs, c’est de l’initiative locale, de l’imagination, que dépendent le développement des services et la conquête de nouveaux publics. Les expériences présentées dans la séance de l’après-midi, actions vers les publics âgés, fonds spécialisés, lutte contre l’exclusion, espaces pour adolescents, témoignaient de cette vitalité. Le public européen, c’est d’abord celui qui est à nos portes, à la fois local et universel, aussi fuyant que prêt à se laisser séduire – si les bibliothèques savent relever le défi.