Regards sur l’édition
Bertrand Legendre
Corinne Abensour
Vol. 1 : Les petits éditeurs : situations et perspectives. – 167 p. ; 24 cm.
ISBN 978-2-11-096201-0 : 19 €
Vol. 2 : Les nouveaux éditeurs (1988-2005). – 125 p. ; 24 cm.
ISBN 978-2-11-096202-7 : 19 €
L’édition connaît un mouvement de concentration croissante. Puisqu’on décrit souvent l’économie éditoriale comme un oligopole entouré d’une frange de petits éditeurs atypiques, il peut être intéressant d’aller voir ce qui, justement, se trame dans les marges et de s’interroger pour savoir comment les petits éditeurs s’intègrent dans la filière du livre ou s’ils sont affectés par les stratégies des groupes.
La situation de ces éditeurs semble en effet très contrastée. D’un côté, l’évolution des techniques de fabrication du livre permet plus facilement et à moindre coût d’éditer et, par ailleurs, comme certains types de livres, voire certaines catégories d’auteurs paraissent délaissés par la grande édition, il existe un grand champ d’action pour de nouveaux éditeurs. C’est ainsi que naissent de très nombreuses structures et qu’on peut assister à un foisonnement de publications. Mais d’un autre côté, la difficulté d’accéder à des structures de distribution et de diffusion et à la commercialisation en librairie lorsqu’elles privilégient la nouveauté et handicapent les ouvrages à vente sur la longue durée entraîne une fragilité de ces petites structures. Les crises successives des distributeurs spécialisés dans le secteur des petits éditeurs (Vilo et Distique à plusieurs reprises, Alterdis en 2003) ont ainsi largement compromis la situation de nombre d’entre eux et les disparitions de Al Dante ou de Farrago, ou la fin d’In Extenso, forme originale et mutualisée de diffusion, sont tristement révélatrices des difficultés de la petite édition.
Les Regards sur l’édition, qui viennent de paraître en deux tomes, sont donc fort salutaires car ils offrent une synthèse sur la petite édition aujourd’hui en France, ses perspectives, ses problèmes, ses atouts. Ils procèdent de deux études menées simultanément à la demande de la Direction du livre et de la lecture. La première, objet du volume sur Les petits éditeurs : situations et perspectives, a été réalisée au moyen d’une enquête sur un échantillon représentatif de ces maisons d’édition. Les entretiens réalisés avec leurs responsables permettent de dessiner une sorte de portrait de groupe, présentant de l’intérieur le fonctionnement de ces maisons mais aussi les aspirations et parfois les désillusions de leurs créateurs. La seconde étude, publiée dans Les nouveaux éditeurs (1988-2005), examine dans la durée la démographie des maisons d’édition apparues ou disparues durant la période. Elle fait également le lien avec l’étude précédente de Jean-Marie Bouvaist et Jean-Guy Boin : Du printemps des éditeurs à l’âge de raison : les nouveaux éditeurs en France, 1974-1988 1.
Les nouveaux éditeurs
Avec cette seconde partie, nous disposons donc d’une étude qui porte sur trente années et qui, à partir de diverses sources et méthodologies 2 (une étude quantitative menée sur les annuaires professionnels, le dépouillement et l’analyse de la presse professionnelle et une série d’entretiens), cherche à répondre à quelques questions fondamentales : qui sont ces éditeurs nouveaux ? Dans quels domaines d’édition interviennent-ils et quelles sont les orientations de leurs projets éditoriaux ? Quelles sont leurs chances de survie ?
Les réponses à ces questions montrent qu’au cours de cette période certains traits sont permanents alors que d’autres ont fortement évolué. Première et attristante permanence : la fragilité de ces structures et leur taux de mortalité élevé, la moitié des maisons disparaissant dans les quinze ans qui suivent leur création. Effectifs a minima, production irrégulière et faible en nombre, spécialisation poussée, travail de promotion limité et difficulté à assurer la commercialisation, avec le plus fréquemment une auto-diffusion et une auto-distribution sont quelques-unes des autres constantes. Les secteurs de la littérature et des sciences humaines sont toujours privilégiés, mais l’édition jeunesse ou la bande dessinée ont vu fleurir nombre de projets. En revanche, d’autres caractéristiques évoluent. La plus importante est qu’il se crée moins de maisons : 40 créations en moyenne sur la période récente contre 50 dans les années 70-80, avec un net ralentissement ces dernières années. Les nouveaux éditeurs sont également beaucoup moins militants et la dimension du militantisme régional est, en particulier, en voie de disparition. Enfin, la coupure entre deux types de profils éditoriaux assez clairement assumés s’accentue : il existe ainsi une ligne de fracture, dans la nouvelle génération des éditeurs, entre ceux qui font de l’accès au marché une condition essentielle de leur activité, qui cherchent donc absolument à intégrer une structure de diffusion et acceptent, dans leur fonctionnement, les contraintes de ces structures commerciales, et les autres. Dernier élément significatif, la tendance de ces nouvelles maisons à s’installer hors de Paris s’accélère, probablement encouragée par les aides diverses accessibles en régions.
Les petits éditeurs
L’autre partie de cette étude, après cette mise en perspective chronologique, présente un portrait plus fouillé de 17 structures parmi lesquelles Le Castor astral, Cornélius, Desjonquères, La Fosse aux ours, Frémok, Gaïa ou Le Pommier. Les modes d’organisation, le projet éditorial, les modes de commercialisation sont successivement abordés tandis qu’un dernier chapitre évoque les perspectives et attentes de ces éditeurs.
Malgré des parcours très différents les uns des autres, il est évident que deux familles d’éditeurs se distinguent. Certains se dotent de véritables outils tant pour l’analyse de leurs coûts que pour la commercialisation de leur production. D’autres, au contraire, font de la gestion empirique un acte quasi militant ou refusent les contraintes que les nécessités de la commercialisation imposeraient : une spécialisation par exemple, qui permet de se constituer une bonne image de marque, ou une production très régulière, toutes caractéristiques exigées par les diffuseurs, distributeurs et libraires.
En revanche, les auteurs de l’étude soulignent à diverses reprises le caractère réel, non seulement dans la découverte des auteurs mais aussi dans l’accompagnement de ces derniers et surtout dans l’accueil d’autres auteurs, pourtant chevronnés, dont les œuvres sont en adéquation avec le projet intellectuel de certains de ces petits éditeurs. Il existe donc une circulation des auteurs entre grosses et petites structures : si des talents qu’ils ont aidés à naître échappent aux petits éditeurs, d’autres, reconnus, viennent à eux. Dans un contexte éditorial où la relation auteur/éditeur est souvent malmenée, ces nouveaux éditeurs sont attractifs pour développer des projets et des modes de collaborations non pris en charge par les groupes. Le rôle de ces nouveaux éditeurs est donc indispensable et ne se réduit pas à celui d’explorateur de nouvelles formes. Il se situe dans cet aller-retour des projets et des auteurs entre structures de tailles différentes.
En conclusion, Bertrand Legendre et Corinne Abensour font un certain nombre de préconisations, inspirées des attentes d’ailleurs formulées par ces petits éditeurs. Nombre d’entre elles peuvent inspirer des politiques du livre, tant nationale que régionales (aides à l’édition, à la formation, etc.) et certaines dépendent d’abord de la propension des protagonistes à s’associer et à mutualiser leurs forces, en particulier pour se faire connaître et pour assurer des formes d’action culturelle. Certaines de ces propositions enfin veulent favoriser l’intégration des petits éditeurs dans une large interprofession. Cette remarque est essentielle et libraires et bibliothécaires ont ici un rôle non négligeable à jouer. Il serait en effet paradoxal, à un moment où ces deux professions insistent sur leurs rôles au service du livre, « exception culturelle », de ne pas réaffirmer qu’il existe une solidarité avec tous ses maillons.