Scènes de la vie d’un éditeur

les pendus de Victor Hugo

par Thierry Ermakoff

Pierre Belfond

Nouvelle éd. augmentée. – Paris : Fayard, 2007. – 644 p. ; 24 cm.
ISBN 978-2-213-63262-9 : 26 €

Jean-Claude Utard est un bibliothécaire organisé – c’est la profession qui veut ça – et homme de prémonitions. Lorsque Pierre Belfond publie en 1994 Les pendus de Victor Hugo, mémoires d’éditeur, il lui consacre un bel article dans cette même revue indispensable, où tout est dit ou entrevu : les fastes, les coups de l’édition d’antan, la fascination de l’esprit d’entreprise, et la chute imminente par le rachat par Masson. Jean-Claude Utard s’autorise même à souhaiter une suite à cet ouvrage. Pierre Belfond vient donc de l’exaucer, avec une édition copieusement réévaluée. Et comme Pierre Belfond est un homme précautionneux, il a pris soin, dans sa dédicace, de préciser le numéro * du Bulletin des bibliothèques de France (cette excellente revue) où parut cette chronique, afin que la suivante existe et qu’elle ne soit pas trop distincte, éloignée ou carrément hostile. On voit par là qu’il y a des hommes précieux qu’il conviendrait de préserver durablement de ce monde moderne où l’amnésie le dispute à l’absence de scrupule.

Nous sommes bien d’accord avec Jean-Claude Utard : ce livre, malgré les errements de l’édition qu’il raconte avec une certaine gourmandise, mérite d’être lu. Il fait montre d’une certaine truculence, d’un esprit qui n’ont plus beaucoup cours aujourd’hui, où les hommes aux complets gris ou noirs ont pris le pouvoir, où les éditeurs ont confié les clés du bureau, de la voiture, la place du parking aux financiers, où l’édition indépendante l’est de moins en moins. Bref, Pierre Belfond a presque tout joué, il connaît aussi bien Michel Fardoulis-Lagrange que Colleen Mc Cullough, et tout ce petit monde se croise sans attraper de démangeaisons urticantes. Il a mis sa maison en bourse, il s’est retrouvé, à la fin, dehors.

Le chapitre le plus intéressant de ceux qui ont été ajoutés est évidemment, on s’en doute, « changement de propriétaires ». C’est un passage qui rompt avec le reste du texte : nulle emphase, nul torse bombé, un constat lucide et douloureux. La fête est finie. Fermez le ban. Pierre Belfond, défenseur de Daniel Cohn-Bendit, n’a pas vu arriver la police. Relisons André Schiffrin.

Lorsque nous étions plus jeunes, plus frais, plus dispos, lorsque nous étions libraires à Montluçon, au Mans, à Rouen, à Thouars, au fin fond des années 1970, c’était la grande époque des sciences humaines et sociales. Nous vomissions les auteurs de droite, même les plus talentueux, nous chérissions les radios pirates, nous luttions même contre la loi « sécurité et liberté ». Bref, nous vivions une époque formidable. Parmi les éditeurs, il y avait ceux qu’il fallait éviter : Pierre Belfond, et ses oiseaux qui se cachent pour mourir, nous paraissait être le parangon du monstre à deux têtes. L’introduction en bourse, la frénésie titresque, tout cela nous semblait bien loin des Maspéro, Seuil, Minuit, Recherches, même de Gallimard. Quand Masson a racheté Belfond, nous nous sommes bien peu émus. Je ne sais pas si aujourd’hui l’émotion prévaudrait, en tout cas cet ensemble de témoignages est une fidèle photographie de la vie et de l’histoire d’une certaine édition, pas vraiment en marge, et bien peu visionnaire. Tout cela a été très bien analysé par Yves Pagès dans le texte qu’il a publié dans le numéro 20 de la revue Lignes de mai 2006 : « L’édition vue du ciel ».