L’Europe de Gutenberg

le livre et l’invention de la modernité occidentale (XIIIe – XVe siècle)

par Philippe Hoch

Frédéric Barbier

Paris : Belin, 2006. – 364 p. : ill. ; 24 cm. – (Histoire & société).
ISBN 2-7011-4203-2 : 25 €

Nul besoin de disposer, à portée de main, de la collection du Gutenberg-Jahrbuch (qui, depuis 1926, publie la fine fleur des recherches relatives aux débuts de la typo-graphie et à leur fondateur) pour soupçonner l’immensité vertigineuse de la bibliographie sur le sujet. Alors, demandera-t-on, fallait-il verser dans « la mer des histoires » du livre un volume supplémentaire ?

La lecture de quelques pages seulement de L’Europe de Gutenberg suffit à convaincre d’emblée que Frédéric Barbier (dont la signature constitue en soi une garantie) offre là, dans un champ de recherches pourtant rebattu et parcouru en tous sens, un travail novateur, caractère davantage suggéré d’ailleurs par le sous-titre de l’ouvrage (Le livre et l’invention de la modernité occidentale) que par son titre lui-même. Un large public y trouvera son compte en raison de la somme d’informations précises et actualisées, de réflexions stimulantes, de citations et de références qui s’y trouve accumulée.

On songe volontiers à L’apparition du livre, la publication fondatrice de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, parue il y a cinquante ans tout juste (1958). L’Europe de Gutenberg, dédiée à Henri-Jean Martin (décédé en janvier 2007), marque ainsi avec éclat le jubilé du manifeste d’une discipline alors naissante et promise, en un demi-siècle, aux extraordinaires développements que l’on sait.

D’une révolution des médias à l’autre

À la démarche strictement historique de L’apparition du livre répond l’approche plus encyclopédique de Frédéric Barbier, lequel ne craint pas de convoquer, ici et là, les travaux de philosophes, de linguistes ou encore de sémioticiens. De plus, les rapprochements ne font point défaut, entre l’automne du Moyen Âge et l’aube du troisième millénaire, la « révolution des médias des années 2000 » se trouvant éclairée par une « première révolution », celle de Gutenberg. La volonté d’établir des ponts entre l’âge des incunables et celui des bibliothèques numérisées se marque aussi par des formules suggestives : « le temps des start-up », « l’invention de la graphosphère », « la paper valley », « le krach des médias »…

La première partie (« Gutenberg avant Gutenberg ») brosse le tableau, riche et contrasté, des conditions et des évolutions ayant rendu possibles non seulement l’invention de l’imprimerie, mais aussi son succès foudroyant. Parmi ces facteurs favorables, figure le développement des villes, « espace privilégié » dans lequel se déploie au Moyen Âge la modernité, que relaient les écoles et les universités, instruments « d’acculturation par l’écrit ». Cette mutation emprunte d’abord le truchement du manuscrit, dont la production connaît une évolution notable vers une spécialisation accrue, puis une « banalisation certaine » due à l’élargissement des publics et, enfin, une forme de « distinction sociale ».

Selon une formule d’Henri-Jean Martin promise à une belle fortune, le livre, « ce ferment », était aussi « une marchandise ». Frédéric Barbier emploie, quant à lui, le terme apparenté de « marché », stimulé par le capitalisme et rendu florissant grâce à une attente croissante. L’auteur en analyse les fondements au fil d’une belle leçon d’histoire culturelle et de la spiritualité, s’il est bien vrai que « la crise religieuse et les développements de la sensibilité mystique jouent un rôle décisif dans l’élargissement de la demande en livres et en matériau graphique ». Et à mesure que s’étend le marché des textes et des images, ainsi « dopé », naissent ces « professionnels du livre » que sont copistes et libraires.

« Renaissance scribale »

Dans un tel contexte, à la fois intellectuel, démographique et économique, peut alors s’épanouir une « Renaissance scribale » que Frédéric Barbier désigne, dans une deuxième partie, comme « le temps des start-up », où des chercheurs audacieux, engagés sur des voies parfois peu sûres, trouvent pourtant auprès de financiers eux-mêmes enclins à lancer des paris risqués, les soutiens nécessaires à l’aboutissement de travaux menés dans les domaines complémentaires du papier, de la xylographie et, bien sûr, de la typographie elle-même. Il importe dès lors, pour en rendre compte, de rouvrir le « dossier Gutenberg », dont les pièces sont cependant, pour la plupart, connues de longue date.

Si bien des aspects de l’existence errante du premier imprimeur demeurent plongés dans l’obscurité, la reconstitution détaillée de son invention et celle des réalisations inabouties auxquelles les concurrents de Gutenberg seraient parvenus soulèvent, elles aussi, nombre de problèmes mal résolus à ce jour. Tous les aspects, du texte (le software) au matériel (hardware), de la « politique éditoriale » à la diffusion de l’imprimé sont passés en revue. Autant d’ingrédients d’une véritable « révolution ». « Avec Gutenberg, une époque nouvelle s’ouvre pour l’ensemble de la société occidentale », celle que Régis Debray a nommée « la graphosphère ».

Imprimeurs missionnaires

L’humaniste alsacien Wimpheling, cité en exergue de la troisième partie (« La première révolution des médias »), comparait les premiers imprimeurs, installés dans toute l’Europe, aux disciples du Christ partis évangéliser le monde après leur envoi en mission. Et l’étude de la géographie de la prototypographie vaut au lecteur l’un des chapitres les plus passionnants du livre, en raison de ses chiffres, tableaux ou cartes et surtout des perspectives nouvelles qu’il ouvre. Frédéric Barbier analyse en particulier le rôle joué dans l’implantation des presses par les universités, l’élite cléricale ou encore le microcosme des « affaires ». Demandeurs ou prescripteurs, ces milieux ne demeurent bien sûr pas étrangers à la nature même des textes issus des presses, ni à leur langue (latin ou vulgaire).

Un dernier chapitre, qui s’attache notamment à quantifier la production livresque au XVe siècle (multipliée par soixante par rapport à la période manuscrite), replace, comme dans les pages initiales, le livre désormais imprimé dans son contexte religieux (spécialement celui de la Réforme) ou politique (à travers le contrôle que le pouvoir entend exercer en « instrumentalisant » le média). La conclusion sera elle aussi politique : « La banalisation de l’imprimé posera nécessairement à terme la question de l’alphabétisation, et la démocratie même sera comprise comme la participation de tous à la vie collective par le biais du média. »