Bons livres, mauvais livres
Les avatars du choix
Florence Bianchi
La Joie par les livres a convié, le 14 juin 2007 à la bibliothèque Buffon à Paris, différents acteurs de la chaîne du livre français et étrangers à aborder la question des « bons » et des « mauvais » livres, afin de permettre à chacun de réfléchir sur ce qui différencie les critères de discrimination et de prendre du recul par rapport à ses propres jugements. Car si l’on décrète quotidiennement que tel livre est bon ou mauvais, il est bien plus difficile de définir ce qu’est un bon livre. Or « le curseur bouge et la jauge change sans arrêt », mais « la nécessité et le fait du jugement demeurent, dans une continuité absolue », a rappelé Françoise Ballanger, alors rédactrice en chef de La Revue des livres pour enfants, indiquant également que cette question favorise les prises de position passionnées, que « les critères des autres deviennent vite insupportables » et que, d’un point de vue historique, et même parfois vis-à-vis de la génération précédente, « on ricane beaucoup ».
« Le curseur bouge, la question reste »
Isabelle Nières-Chevrel (université de Rennes-II) a ainsi montré les fluctuations de l’évaluation des contes de tradition populaire, à travers cinq critères historiquement repérés par lesquels ils ont été appréhendés de manière radicalement différente, et jugés tour à tour « bons ou mauvais pour les enfants » : question du rapport au réel, évaluation morale, sociale, esthétique et psychogénétique.
Bernard Épin, enseignant et critique, est revenu sur « 50 ans de tri sélectif * », mission qu’on tend à assigner à la critique, plus ou moins contre son gré – mais conformément à son étymologie –, questionnant « la notion de “meilleurs livres” qu’implique toute liste sélective ». La critique a évolué et mûri, s’affranchissant de la pédagogie pour affirmer sa subjectivité et valoriser celle des œuvres, mais elle a aussi, au grand regret de Bernard Épin, pris ses distances avec l’idéologie – et avec les débats passionnés des années 1970. Refusant de trancher sur la pertinence de la dualité bons livres/mauvais livres, il a préféré parodier Degas – « Il y a la bonne peinture, la mauvaise peinture… et la peinture anglaise » –, se demandant s’il n’y a pas « la bonne littérature, la mauvaise et la littérature de jeunesse. Avec sa critique, bonne et mauvaise… etc., etc. »
La question vue d’ailleurs
Pour Helen Stathopulos (American Library in Paris), « on peut avoir de mauvais livres et une bonne collection », voire une meilleure collection avec de mauvais livres, s’ils la rendent attirante pour les enfants, pour tous les groupes d’enfants. Acheter un livre sans valeur littéraire n’est pas un souci pour elle, une bibliothèque « à l’américaine » peut accueillir de tels livres, sans craindre les erreurs de goût ou d’esthétique. Elle a ainsi montré avec un enthousiasme communicatif quelques-uns des « pires » livres de sa collection. Et s’ils plaisent aux « reluctant readers », ne sont-ils pas de bons livres ? Si Helen Stathopulos peut être blessée par un enfant qui n’est pas attiré par sa collection, elle ne l’est pas par les critiques des parents ou collègues français – les plus sévères vis-à-vis de cette littérature pour « lecteurs réticents ».
Christiane Bornett a refroidi l’atmosphère en expliquant les raisons qui ont conduit la bibliothèque centrale de jeunesse Friedrichshain – Kreuzberg de Berlin à ne plus effectuer elle-même la sélection de ses nouvelles acquisitions et à assumer – après de grandes réticences – cette « nécessaire dépossession ». Suite aux baisses de budget qui ont suivi la réunification, il a fallu gagner du temps sur certaines missions pour maintenir et privilégier des actions en faveur du développement de la lecture de qualité. Et impossible de gagner du temps sur le catalogage, standardisé depuis longtemps en Allemagne… La bibliothèque transmet donc chaque année à un partenaire extérieur – une librairie spécialisée dans la littérature jeunesse et qui connaît bien le quartier – un « profil d’acquisition détaillé » et une liste de « critères de qualités » qui doivent permettre à celui-ci de sélectionner « de bons livres dans le cadre du développement de la lecture », c’est-à-dire pas nécessairement « de bons livres, mais des livres qui encouragent le plaisir de lire ».
Réception différentielle des textes
La table ronde animée par Nic Diament (alors directrice de la Joie par les livres) invitait chacun à définir ce qui, dans l’exercice de son métier, est un bon livre. Si Jean-Philippe Arrou-Vignod (Gallimard jeunesse) est parfois tenté de penser, en tant qu’éditeur, qu’« au-delà de 100 000 exemplaires, il n’y a pas de mauvais livre », il se laisse volontiers guider par son sentiment de lecteur, à l’instar de la libraire Françoise Guiseppin (Ombres blanches, Toulouse), pour qui un bon livre est un livre qui la touche, qu’elle veut à la fois « faire circuler et ne pas lâcher ». La bibliothécaire Eugénie Laurent-Billotte (Aubervilliers) ne peut séparer sa critique d’un livre « de son horizon d’attente, de sa réception immédiate par le public », qu’elle envisage et imagine. Pour la maître-formatrice Marie-Claude Javerzat (IUFM d’Aquitaine), « un bon livre permet de se familiariser avec la culture du livre ». L’orthophoniste Viviane Durand (Mutuelle la Mayotte, 95) laisse les enfants dont elle s’occupe choisir dans sa propre bibliothèque des livres où ils peuvent « trouver un espace pour se glisser ». Tous s’accordent sur la singularité du bon livre et le plaisir qu’il procure. Ils s’accordent également sur la nécessité d’une sélection, d’un tri, par lequel un ouvrage s’inscrit dans une collection, un fonds, une liste de lectures conseillées, comme gage de garantie, mais reconnaissent aussi la nécessité du compromis entre les ouvrages qu’ils sélectionnent et les demandes et attentes de leur public, y compris de « mauvais livres », avec lesquels il faut bien composer, afin qu’aucun enfant ne puisse se sentir exclu, ne puisse « croire qu’il n’y a rien pour lui » (Helen Stathopulos).