L'avenir des bibliothèques, bibliothèques de l'avenir

Assises du livre et de la lecture, Haute-Marne

Joël Moris

En introduction à ces assises consacrées à l’avenir des bibliothèques, Annie Stern, conseillère livre et lecture à la direction régionale des affaires culturelles, souligna combien la Champagne-Ardenne était une région pilote en matière de développement de la lecture publique ; en effet, en vingt ans, trois bibliothèques municipales à vocation régionale ont été créées à Troyes, Reims et Châlons et, en Haute-Marne, trois médiathèques sont nées d’anciennes bibliothèques : Langres, Chaumont et la médiathèque départementale (MDHM).

C’est dans ce contexte, comme pour mesurer le chemin parcouru et penser au futur, que la MDHM invita, le 20 septembre au conseil général, élus locaux, professionnels et bénévoles de son réseau, et acteurs de la lecture publique, à s’interroger sur l’avenir des bibliothèques et sur les nouvelles missions des bibliothécaires.

Le choix de cette thématique n’est pas innocent. Il s’inscrit en effet dans une conjoncture de baisse de fréquentation des bibliothèques et du caractère anxiogène des métamorphoses et paradoxes du livre, de la lecture et des bibliothèques, que traduit la multiplication des livres sur le sujet.

Au cœur de l’angoisse, la révolution internet

Pascal Lardellier, professeur à l’université de Bourgogne, auteur de Le pouce et la souris  *, un décapant essai sur la culture numérique des adolescents, est catégorique : « Internet est un trou noir qui aspire l’énergie » ; il s’interroge : « Y aura-t-il encore des livres ? »

Il pointe les causes du malaise : l’internet cannibale, le transfert des imprimés sur support numérique, les petits éditeurs qui votent Google pour la lisibilité qu’il leur offre, la baisse du lectorat, la chute des ventes, la France qui lit plus mais un public qui lit moins, la crise de l’édition universitaire, l’apparition des métalecteurs qui glosent sur le net et produisent polytextes et hypertextes. L’auteur stigmatise surtout la déshérence des pratiques de lecture et du statut symbolique du livre ; après le règne du livre puis celui de la télévision, une culture d’un autre type émerge : celle des machines à communiquer. Les adolescents cèdent à la jubilation de la communication masquée qui prend le relais des idéologies passées et de la religion.

Ce contexte provoque une véritable rupture épistémique : l’ordre du livre vacille, un changement de temporalité s’opère, c’est le règne du zapping, du plus en plus vite ; la lecture est trop lente et le silence imposé dans les bibliothèques conduit à l’austérité détestée par les lecteurs adolescents. Dominent des usages de loisirs, de déviances et de « reliance » ; on passe du livre écrin au livre écran. L’aura symbolique du livre s’étiole.

Pour autant, les bibliothécaires ne doivent pas réfuter cette émergence mais offrir une matière à pensée à leurs utilisateurs les plus exposés : les adolescents. Pour l’auteur, « il faut les aider à penser le statut de ce qu’ils pêchent en ligne, vérifier les sources et problématiques », réaffirmant le rôle fondamental de passeurs auquel nous sommes astreints.

Certaines conclusions de l’enquête du Crédoc sur la fréquentation, les usages et images des bibliothèques rapportées par Christophe Evans, chargé d’études à la BPI, confirment le malaise. Pour 30 % des Français et 42 % des 15-24 ans, la bibliothèque municipale conserve son importance, mais comme lieu d’étude, pire, comme lieu austère qui rappelle la scolarité. Le sociologue évoque les freins qui retiennent l’engouement : les contraintes de l’emprunt, les horaires, le manque d’habitude et de temps. Incontestablement cette enquête nous invite à travailler sur notre image et à nous préoccuper des contraintes qui pèsent sur la vie quotidienne des usagers.

Dans ce contexte de déclin, quels leviers actionner ? Quel type de bibliothèque inventer pour demain, quelles orientations donner à celles d’aujourd’hui ?

Quelle bibliothèque inventer ?

Jean-Yves Mollier, historien du livre, nous invite à penser la bibliothèque de demain en nous référant au modèle de la toute nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, en conservant trois stades d’offre et de gestion des documents : celui des manuscrits qu’il ne faut pas « laisser sous cloche », celui des livres imprimés dont il faut envisager le désherbage avec discernement et circonspection et enfin celui du numérique qui suggère de repenser notre fonction de médiateur. Le bibliothécaire devra reconsidérer l’espace public et les espaces internes de l’établissement et son économie car, même si nous continuerons à lire, l’e-book et le Sony Reader s’imposeront, influençant en cela la réception de son contenu par le lecteur.

Selon l’historien, la bibliothèque devra aussi revendiquer son existence physique de manière ostentatoire, perpétuer les services hors les murs, non seulement dans les quartiers périphériques mais surtout en centre-ville.

En conclusion, chaque intervenant s’est voulu optimiste et tous reprirent d’une seule voix le sentiment de Didier Guilbaud, président de l’Association des directeurs de BDP : « Les élus sont heureux d’avoir osé la bibliothèque. »

En homme de terrain, arpenteur du milieu rural, il s’est plu à souligner le rôle fondamental des bibliothèques, lieu culturel de base, de vie et de démocratie : chacun transporte une idée de bibliothèque. Il prône l’intercommunalité qui est une chance en dépit des particularismes : « Le réseau de bibliothèques va dépasser l’idée communale pour aboutir à une meilleure satisfaction du public. »

Pour Pascal Lardellier, les villes qui prennent le parti de construire une bibliothèque voient leur fréquentation en hausse. Certes le texte échappe au livre, le livre aux bibliothèques, mais elles ont un avenir quand elles se construisent là où se trouve le public et qu’elles s’adaptent à ses rythmes, horaires et attentes.

Enfin, pour Jean-Yves Mollier, la bibliothèque a de beaux jours devant elle car la lecture papier est un rite et l’écran n’esthétise pas le rapport avec le livre, suggérant ainsi la primauté historique et éternelle de l’art sur la technique.

Tous concluent en reprenant cette belle et définitive formule de Michel Melot : « La bibliothèque est avant tout le lieu des liens. »

  1. (retour)↑  Le pouce et la souris : enquête sur la culture numérique des ados, Fayard, 2006.