Allers-retours

par Nicolas Hubert

André Schiffrin

Paris, Liana Levi, 2007, 284 p.

Pour l’universi-thé

Dans ses mémoires intitulés Allers-retours  1, l’éditeur André Schiffrin raconte comment, dans l’Amérique maccarthyste des années 1950, étudiant d’une grande université américaine, il fut stupéfait de constater que les meilleurs de ses camarades se battaient pour accéder à des postes censés leur permettre de démontrer leurs capacités managériales : à Yale, la future élite appartenant à une confrérie (de préférence peu ouverte, comme celle dans laquelle entrent les Bush) recueille les notes minimales mais se bat pour obtenir la gestion de la laverie, de la chaufferie, du service de restauration du campus.

Titulaire d’une bourse, le fils du fondateur des éditions de la Pléiade (qui raconte dans des pages émouvantes comment Gide, malgré un vieux fond d’antisémitisme, aida sa famille à quitter la France en 1942) traverse l’Atlantique, direction Cambridge. Là, il constate, ébahi, qu’une partie de son travail consistera à prendre le thé avec ses camarades et ses professeurs, ou à faire du sport. Il faut bien rendre des « dissertations », mais les sujets traités semblent trop nombreux pour autoriser un réel apprentissage et, puisqu’il s’en ouvre à ses tuteurs et que ceux-ci considèrent qu’on est toujours capable, le moment voulu, de bachoter en vue d’obtenir ses certificats, le jeune Schiffin se met à lire, pour lui-même, mais de façon scientifique, en l’occurrence en historien : « Pour la première fois de ma vie je me mis à étudier pour de bon, en m’accordant de temps à autre un peu de répit. Pour la première fois de ma vie je travaillais en totale liberté. Pas de notes pour me récompenser ou me sanctionner […] J’ai compris à quel point Yale avait ressemblé à un emploi, en correspondant si bien au schéma américain de la récompense et de l’effort  2. »

En 1959, adieu Cambridge, retour aux États-Unis pour un troisième cycle : « Columbia respirait l’anxiété et l’amertume. Les professeurs affichaient leur refus de contacts avec les étudiants ; une véritable guerre des classes imprégnait l’atmosphère  3. » Autre époque, autre atmosphère, le 20 mai dernier, sur Canal +, un ministre qui n’a pas connu le goût du thé dans les vieilles universités anglaises annonce la défiscalisation des revenus du travail des étudiants.

Vers quel modèle, vers quelle morale la France est-elle en train de s’acheminer ? Un essai détonnant 4 de Didier Éribon répond à cette question. Dans Variations V, le biographe de Foucault explique que tout le monde ne peut pas être Sartre – ou Bourdieu – et surtout pas Marcel Gauchet, à qui l’auteur reproche, sous couvert de dénonciation de l’individualisme et du communautarisme, d’être, à l’instar des hiérarques du Parti socialiste, un néo-conservateur. Ce dernier mot n’est pas associé, comme dans la prose de feu Éric Besson s’exprimant à propos de son désormais supérieur, de l’épithète « américain » : pour avoir été visiting professor à Berkeley et Princeton, Didier Éribon sait que les États-Unis ne sont pas le lieu naturel du conservatisme. Aussi regrette-t-il que l’université européenne n’ait pas su, universalisme niveleur et haine du particularisme aidant, développer les gay studies ou les gender studies qui ont tant apporté à la recherche anglo-saxonne. Alors que se dessinent de nouvelles réformes pour l’enseignement supérieur français et que les débats sur le communautarisme envahissent l’espace médiatique, ce pamphlet engagé et sa dénonciation argumentée du conservatisme dont sont porteuses les institutions sont d’une lecture salutaire.

Communautarisme ? Dans le Dictionnaire de la colonisation  5 que viennent de publier les éditions Larousse, Claude Liauzu rappelle, contre un certain anticolonialisme à la mode ou contre les tentatives de nier du revers de la main la violence coloniale, que davantage qu’un passé qui ne passe pas, ce sont « les mutations du demi-siècle écoulé depuis les décolonisations, la gestion libérale de la fin des sociétés nées de la Révolution industrielle, les phénomènes de diasporas, les troubles des identités dans un monde de plus en plus transnational  6 » qui expliquent l’embrasement récent des banlieues françaises. Dans le dernier travail de cet historien mort le 23 mai dernier, qui n’a eu droit qu’à quelques lignes d’hommage dans la rubrique « Rebonds » de Libération – mais c’est assez pour celui qui s’appelait par dérision le « fellagha » et qui ne fit pas la carrière d’un sorbonnard –, on trouve des pages intéressantes sur le rôle de l’imprimé dans l’élaboration d’une imagerie coloniale. Où l’on apprend comment Bécassine, Spirou ou le roman policier d’expression française présentèrent longtemps le Noir ou l’Arabe sous les traits d’un naïf et d’un brigand. Face à ces constructions, l’universitaire a encore un rôle à jouer, transcendant ses propres engagements. Pour le prouver, l’historien qui adhéra à l’UEC puis au PCF, et fut le premier à dénoncer (dès mars 2005) l’article 4 de la loi du 23 février 2005 relative au « rôle positif de la colonisation », a confié à un homologue officier de réserve de l’armée de terre, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne partageait pas ses opinions, la rédaction des articles consacrés aux généraux Challe et Salan, ou encore à l’infanterie de marine. Les historiens savent encore ce qu’ils font – et où l’université doit aller, à l’instar des huit démissionnaires des instances officielles de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, parmi lesquels, honneur de la profession, figure une directrice de bibliothèque 7.