Le livre et l'artiste
Dominique Mazel
La bibliothèque départementale de prêt des Bouches-du-Rhône ainsi que les archives, unies en de nouveaux espaces en 2006 sous le vocable ABD Gaston-Defferre sont d’ores et déjà le lieu de diffusion culturelle qu’elles projetaient de devenir. Les 11 et 12 mai derniers, la bibliothèque, soucieuse de favoriser la rencontre avec la création contemporaine, s’est ouverte au colloque « Le livre et l’artiste » conçu par les éditions marseillaises Le mot et le reste 1 que dirige depuis 1996 Yves Jolivet, leur fondateur. L’accueil, par Matthieu Rochelle, directeur de la BDP, d’un public nombreux et divers, a permis de situer ces journées de réflexion dans le champ d’interrogations qu’a décidé de parcourir un programme ambitieux réparti en deux volets : celui des approches théoriques et celui, plus concret, des collections publiques et des pratiques artistiques et éditoriales.
Approches théoriques
Jacinto Lagura 2 place au cœur de son intervention, « Plastique du langage », le langage comme matériau et les artistes qui en ont été préoccupés. Futuristes, constructivistes, cubistes ont utilisé les lettres pour leur fonction plastique, poétique, esthétique, sans prétendre supprimer leur signification, mais en jouant de la simultanéité du lisible et du visible (collages de Braque ou Picasso). Là où Ernst introduit une dimension narrative par de petits textes, un Magritte « énonce », le mot faisant alors image mentale. Quant au groupe anglais Art and Language (fondé en 1968), ne propose-t-il pas une indexation permanente des problématiques de l’art contemporain ? Voici un premier décor planté, riche de perspectives.
Avec « Le livre comme creuset », en voilà un autre, où Yves Peyré 3 considère le couple art/écriture. Dans sa fascination réciproque, dans le relais permanent qui s’exerce de l’un à l’autre, parfois même dans une tentative d’indifférenciation. Et d’évoquer « la figure emblématique de toutes les dissidences, de toutes les résistances, celui qui décide des modernités » : Mallarmé. L’on sait le dialogue qu’il suscite avec Manet, dont L’après-midi d’un faune sera une conséquence en 1876. L’on sait qu’avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, et sa préface, Mallarmé a donné le la. À Dada, aux cubistes, à Duchamp. La suprématie du mixte pour Dada, le collage pour les seconds, l’opposition collage (qui rassemble)/pli (qui sépare) pour le dernier, en porteront témoignage. Partant, qu’en est-il du livre ? Si le livre de peintre est une revendication de l’artiste contre l’anecdote de l’illustration, le livre illustré redonne sa part au texte, et le livre d’artiste affirme son autosuffisance. Ces distinctions rappelées, Y. Peyré parraine le livre de dialogue où le rapport nécessaire entre poésie et peinture, l’acceptation de l’interférence, dépassent l’affrontement et portent une seule réalité, hybride. Peuvent alors éclore, hors du champ du livre, d’autres interrogations posées par l’art et l’écriture.
Différente est la démarche d’Anne Moeglin-Delcroix 4 avec sa « Bibliothèque en valise III » : que la confusion, aujourd’hui, n’ait jamais été si grande ne permet pas d’oublier que « determinatio est negatio » comme l’ont affirmé les scolastiques. Un autre chemin sera choisi : l’hommage. À Duchamp et sa Boîte-en-valise. Les livres d’artiste à emporter avec soi seront retenus du point de vue littéraire, avec des créateurs tels que Chopin, Gerz ou Le Gac. Logique de destruction pour le premier, avec Le dernier roman du monde. Logique de reconstruction pour les suivants chez qui sont comparés acte d’écrire, acte de photographier. Ouvrages pour l’itinérance, le feuilletage, le regard, la lecture et la réflexion. La question du destinataire est dès lors posée. Des réponses y seront apportées, dans la deuxième partie du colloque, par les collections publiques d’abord, et quelques éditeurs ensuite.
Collections publiques, pratiques artistiques et éditoriales
Avec des exemples situés à Paris, dans un contexte national (et muséal) ou en province à l’échelon municipal ou départemental, les professionnels chargés des collections de livres d’artiste se trouvent confrontés à des politiques d’acquisition variées. Pour la bibliothèque Kandinsky (Musée national d’art moderne) qui détient quelque 3 500 livres, Francine Delaigle, bibliothécaire, dégage trois axes d’acquisition : renforcement des artistes déjà représentés au musée, attention à l’art international, et vigilance vis-à-vis des artistes émergents. Onze thématiques sont identifiées telles le regard sur la société, la performance… À Lyon, où Françoise Lonardoni gère à la BM de la Part-Dieu artothèque et collections contemporaines, l’usager n’est pas nécessairement spécialiste mais bénéficie d’acquisitions audacieuses promouvant de jeunes artistes pour qui les catégories, du livre au site, en passant par la vidéo, ne sont plus déterminantes. À Marseille enfin, quelques ouvrages présentés par Régine Roussel, directrice adjointe de la BDP, mettent l’accent sur la thématique méditerranéenne retenue pour la collection, avec des artistes régionaux, de « petits » éditeurs et des éditions de création. Cet encouragement institutionnel est vital. Leszek Brogowski 5 l’indique, qui impulsa la création, en 2000, à l’université de Rennes-II des éditions Incertain sens. Une trentaine de réalisations, sans soumission à la seule forme esthétique. Le livre n’est-il pas le fruit du compromis négocié entre l’idée initiale et l’absorption des contraintes ?
Ce partage obligé, on le retrouve chez Despalles éditions, au double ancrage franco-allemand. Depuis 1982, Françoise Despalles et Johannes Strugalla y revendiquent l’effective intervention de l’éditeur, coresponsable avec l’artiste : le livre est « une plate-forme pour plusieurs », qui, aboutie, doit pouvoir voyager… Pour terminer la rencontre, et cet intense « remue-méninges », un clin d’œil oulipien de Pascal Lecoq, fondateur et gérant d’ « Oxo, une revue à géométrie variable », dont le mode opératoire de survie hisse cette publication d’artiste au rang d’œuvre d’art.
Que se poursuivent de tels échanges, qui renouvellent les questionnements esthétiques, décloisonnent, interpellent et ensemencent !