La médiathèque dématérialisée

La musique

Silvère Mercier

Cette journée, organisée le 31 mai 2007 à Taverny par le conseil général du Val-d’Oise, l’Adiam (Association départementale d’information et d’actions musicales) Val-d’Oise et l’association Cible 95, inaugure un cycle de rencontres et de débats autour des mutations amenées par le numérique et ses impacts sur l’activité des bibliothèques. Le découpage opportun entre deux questions, « que se passe-t-il ? » et « que fait-on ? » a permis de bien cerner le contexte et d’aborder concrètement les expérimentations qui existent aujourd’hui. La forte affluence en dit long sur les attentes très fortes de la profession.

Que se passe-t-il ?

Gérôme Guibert, docteur en sociologie au CNRS-Cnam, a très bien resitué les mutations en cours dans leur contexte historique. Celles que l’on a facilement tendance à qualifier de ruptures sont plutôt des continuités. Les innovations techniques sont soumises à des (ré)appropriations, des détournements qui parfois les écartent des usages prévus, dans un dialogue permanent entre l’offre et la demande. Pour les œuvres culturelles, chacun « braconne » selon ses propres choix, comme l’avait formulé Michel de Certeau 1. À la mort annoncée du CD, on peut ainsi opposer les usages nouveaux des disques vinyles. À ceux qui déplorent la perte du format esthétique qu’est l’album, il est bon de rappeler que son invention est toute récente (après 1968) et que les pratiques et les modes d’écoute de la musique n’ont jamais été stables dans l’histoire. Xavier Galaup 2 et Gilles Rettel 3 ont d’ailleurs mis en évidence que la musique se pense et se diffuse aujourd’hui comme un flux.

L’émergence du web 2.0, dont l’un des aspects est le développement des applications et du stockage en ligne de fichier, couplée à l’émergence de communautés d’amateurs parfois très pointues dans des domaines musicaux dits de « niches » n’est pas sans poser question aux bibliothèques. En effet, les modèles économiques reposent désormais non seulement sur la mise à disposition de fichiers accessibles très souvent en streaming  4 mais également sur des fonctionnalités de recommandations et de médiation.

Loin d’être pessimiste, Xavier Galaup plaide pour un positionnement plus affirmé, car selon lui « il n’y a pas assez de musique dans les bibliothèques », il est nécessaire de « documenter » nos fonds pour en développer la médiation. Face à ces communautés très pointues sur des genres ou des courants musicaux, il lui semble important de nous positionner aussi en tant que généralistes en valorisant la découverte et l’éclectisme de nos collections auprès des publics. À nous également d’être attentifs aux problématiques de conservation des œuvres.

Borey Sok, blogueur et auteur de Musique 2.0  5, a présenté avec enthousiasme les mutations des modes d’écoutes et les relations entre les communautés d’amateurs (ou de fans) et les artistes. Les blogueurs y jouent un rôle d’importance en se faisant les médiateurs des artistes qu’ils admirent et certains deviennent de véritables découvreurs de talents. La monétisation de ces effets de réseaux et de ces communautés est au cœur de nouveaux modèles économiques centrés sur la cocréation de valeur, qui exploitent ce gigantesque bouche à oreille numérique mondial.

Dans ce contexte, les bibliothèques doivent réaliser qu’elles ne sont qu’un des maillons de la chaîne culturelle (mais en a-t-il été un jour autrement ?), et qui plus est de l’extraordinaire diversité de ce que l’on trouve sur la Toile. À elles de trouver des voies d’expérimentation afin de proposer une offre et d’adapter leurs outils et leurs pratiques aux attentes des publics.

Que fait-on ?

Expérimenter, c’est ce que fait la médiathèque de Troyes, notamment grâce aux services de téléchargement de musique et de contenus numériques proposés par Ithèque 6 que présente Louis Burle. Mais force est de constater que cette expérimentation, si elle a le mérite d’exister, ne rencontre pas le succès escompté comme en témoigne le faible nombre d’abonnés à Troyes ou à Montpellier (environ 180…). Il est vrai que la faiblesse du catalogue et le modèle proposé aux bibliothèques par Naxos 7 ou Ithèque, qui s’appuie sur des fichiers chronodégradables et le contrôle de l’usage par des DRM est en voie d’abandon pour les offres grand public…

À l’heure actuelle, l’absence d’offres fiables destinées aux bibliothèques laisse à penser qu’il est prématuré de proposer des offres de téléchargement de fichiers aux usagers 8, la filière musicale étant elle-même à la recherche de nouveaux modèles permettant notamment d’assurer un financement à la création 9. Yves Alix le rappelle en dressant un panorama aussi clair que possible d’une situation juridique complexe, contraignante et contradictoire vis-à-vis des pratiques.

Il n’en reste pas moins nécessaire, comme le souligne Louis Burle, que les réflexions soient portées à un niveau national et les efforts mutualisés pour faire émerger des offres plus satisfaisantes.

En attendant, d’autres voies sont possibles, notamment en ce qui concerne l’écoute de musique sur place. C’est un des services présentés par Marie-Christine Jacquinet, directrice de la bibliothèque municipale de Viroflay (78), à partir d’une réflexion sur le nomadisme et l’examen de services similaires mis en œuvre dans le domaine de l’hôtellerie. Dans l’enceinte de la bibliothèque, sont prêtés aux usagers des casques sans fil permettant l’écoute à la carte de programmes musicaux sélectionnés par les bibliothécaires.

Nicolas Blondeau, de la médiathèque de Dole 10, présente quant à lui un projet de borne de téléchargement de fichiers sur supports numériques à partir de sites sélectionnés. Ce dispositif permettra d’approfondir le service de « photocopieuse numérique » qui existe déjà à Dole de manière indirecte : le personnel de la bibliothèque fournit in situ des contenus libres ou en libre accès sur les supports numériques (clés USB, CD, etc.) que lui confient les usagers.

Ces projets illustrent une des tendances à l’œuvre, celle de faire de la bibliothèque un lieu d’expérience musicale. À l’heure où les pratiques donnent une place très importante au live et à la mobilité, il est intéressant de repenser le rôle et les moyens de la bibliothèque comme lieu et source de l’écoute sur place.

En matière de médiation via les sites internet, Nicolas Blondeau présente le blog Médiamus 11, outil permettant d’éditorialiser les contenus musicaux et de faciliter la veille des usagers comme des équipes 12. La valorisation des artistes locaux et le soutien au spectacle vivant est la voie explorée par le projet e-music box 13 initié par l’Espace culture multimédia, construit avec la médiathèque de Limoges et présenté par Manuela Geirnaert. Destiné à mieux faire connaître des groupes émergents, ce site comporte là encore un aspect éditorial important.

Au final, cette passionnante journée aura montré l’ampleur de mutations à l’œuvre et tracé quelques voies d’avenir. S’il fallait en citer deux, il s’agirait de la bibliothèque comme lieu d’expérience musicale et de la bibliothèque comme un des nœuds du réseau, où la musique est documentée. Laissons les derniers mots à Dominique Lahary : là où le braconnage et la dissonance 14 sont de rigueur, « à nous de revenir aux politiques publiques pour mieux les réinventer ».

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