Écoute et attachement
Les figures de l’amateur au tournant de l’internet
Bertrand Bonnieux
Les rencontres nationales des bibliothécaires musicaux étaient organisées par l’Acim (Association de coopération des professionnels de l’information musicale) et l’ABF (Association des bibliothécaires de France), les 19 et 20 mars 2007, à Lille.
Des démarches volontaristes
Venu en voisin, Claude Janssens, directeur des collections de la Médiathèque de la communauté française de Belgique, mit du baume au cœur à l’assemblée en expliquant comment son réseau avait réagi à la diminution des prêts de disques observée par tous. Il a mis sur pied à destination de ses usagers une plateforme informatique de téléchargements légaux, chronodégradables et à tarif modéré. Cela permet de mettre en avant des artistes des labels de la « longue traîne », ceux dont les disques dormaient dans le bac et ne connaissaient que quelques emprunts dans l’année. Auparavant, la tâche principale des discothécaires était l’achat de supports physiques ; désormais, ils consacrent le plus clair de leur temps à mettre à la portée du public une offre plus large, en l’initiant à la diversité culturelle et aux langages qui la constituent (10 % des achats sont des imports).
On retrouva le même volontarisme, lors de la table ronde finale, dans les démarches du collectif de musiciens Circum 1, qui a créé le micro-label Circum-Disc (disques vendus uniquement par internet et à la fin des concerts) pour mettre en valeur une esthétique (jazz contemporain, musiques improvisées) non défendue par les maisons de disques traditionnelles. L’association Musique libre !, partisane des logiciels libres offre, quant à elle, sur sa plateforme Dogmazic.net, en format non compressé, une visibilité à 1 200 artistes et 120 labels (qui ont le choix entre 25 types de licences différentes et y figurent sans clause d’exclusivité).
Les communautés d’internautes furent évoquées grâce à l’initiative d’Airtist 2, site de téléchargement d’artistes indépendants, et par l’exposé du sociologue Jean-Samuel Beuscart qui a étudié les usages du site MySpace et les stratégies de construction de la notoriété qu’il semble permettre (construction d’un « primo-public », possibilité pour un artiste d’élaborer et de présenter « son univers » avant de démarcher une maison de disques, construction de réseaux sociaux à travers les liens « mes amis ») et ses dangers également : des myriades d’artistes mi-professionnels mi-amateurs qui n’ont plus l’ambition de vivre de leur musique. Plus stimulants ont été les récits des expériences de la partothèque communautaire de la médiathèque Max-Pol-Fouchet de Douchy-les-Mines (elle permet par le biais d’un prêt de partitions aux harmonies, fanfares et chorales adhérentes d’élargir les répertoires de la pratique artistique la plus ancrée dans cette région) et de la médiathèque de l’école de musique de Mantes-en-Yvelines (là, il ne s’agit pas de renforcer un lien social mais de le créer, de faire en sorte que ce fonds spécialisé, articulé avec une salle d’écoute et une salle de spectacle, permette de développer des pratiques culturelles qui servent de liaison entre les quartiers).
Quelle écoute musicale ?
« Écoute et attachement : les figures de l’amateur au tournant de l’internet », tel était le thème choisi pour ces journées d’étude. Peter Szendy (Paris-X–Nanterre) décrivit en quoi l’écoute musicale n’est pas libre, mais « hantée par l’oreille de l’autre », « surveillée » : le théâtre où le public s’observe, le phénomène des « claques » avec les passages à applaudir notés à l’avance sur les manuscrits, les prescriptions de la critique musicale, les découpages de l’œuvre de l’analyse musicologique. Rien de bien nouveau donc dans le fait que des « cookies » laissent trace, indexent nos consultations de fichiers musicaux sur internet, de la même façon qu’on peut connaître précisément les goûts d’un lecteur par le système informatique d’une bibliothèque.
On est, de plus, « suréquipé » en face d’un objet musical (critique, analyse), souligna Antoine Hennion (Centre de sociologie de l’innovation) et on développe son goût par opposition aux autres ou par mimétisme, à travers des dispositifs sociaux (concerts, écoutes collectives…) et dans la mémoire de ses écoutes successives, de ses « attachements ». Nous sommes les « producteurs de nos écoutes ». Les travaux d’Hervé Glévarec, sociologue, confirment une « musicalisation » de la société, des ruptures générationnelles, « la fin du modèle classique » une hétérogénéisation des goûts dominants, un exclusivisme pour les genres populaires quelquefois, bref un éclectisme à tout crin.
Xavier Galaup (Acim), en plus de la façon dont il peut nous aider à documenter la musique, insista sur les fonctions sociales d’internet : les possibilités de voter, de commenter un fichier musical, de développer un espace musical personnel. Le fait qu’un catalogue de bibliothèque soit personnalisable (avec comptes nominatifs, tags ou mots-clés balises), qu’un blog audio puisse renvoyer à un catalogue. Le fait de pouvoir mettre à la consultation en streaming ou en podcast les animations musicales d’une bibliothèque leur confère une nouvelle dimension.
Nicolas Blondeau (médiathèque de Dole) renchérit sur l’intérêt que représentent les biblioblogs (il faudrait une blogosphère des bibliothèques musicales), la syndication des flux (les sites de l’Afas – Association des détenteurs de documents audiovisuels et sonores – et de l’AIBM – Association internationale des bibliothèques, archives et centres de documentation musicaux – sur celui de l’Acim, par exemple), l’« écriture collaborative » de Wikipédia et de ses avatars ainsi que la fragmentation de l’information en « briques de contenu déportalisables » de sites en sites.
On ne doit pas plus se méfier d’internet que le consacrer nouveau messie. En dehors du fait de savoir comment ils se présentent et se présenteront, il ne nous faudrait pas oublier les contenus musicaux que nous mettons à la disposition des publics et le travail éditorial qui entoure leur production. De cela, il ne fut malheureusement qu’assez peu question cette année.