Regards sur le livre et la lecture des jeunes : la Joie par les livres a 40 ans !
Actes du colloque tenu au grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France les 29 et 30 septembre 2005
Paris : La Joie par les livres, 2006. – 216 p. : ill. ; 25 cm.
ISBN 2-9513753-8-7 : 20 €
À l’occasion des 40 ans de la Joie par les livres, ce colloque a réuni les professionnels du livre, éditeurs, libraires, auteurs, organisateurs de festival, mais aussi des enseignants-chercheurs universitaires, pour faire le point sur les développements de la littérature pour la jeunesse et sur la lecture des jeunes.
Les actes sont organisés en quatre grands chapitres proposant mise au point et interrogation sur : « Littérature et enfance 1965-2005 », « L’édition jeunesse et son public », « Les médiateurs et les enfants lecteurs », « Promotion de la littérature jeunesse ».
En introduction, Nic Diament a montré l’évolution de la place faite à l’enfant dans la famille, à l’école et dans la société depuis 1965. L’enfant d’aujourd’hui est en prise directe avec le monde, il n’ignore rien de ce qui s’y passe, il va plus longtemps à l’école (nette augmentation des enfants scolarisés dès l’âge de deux ans et scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans).
Il est un enfant désiré, reconnu comme sujet autonome et compétent… mais en même temps il est de plus en plus souvent l’enfant d’une famille éclatée et l’enfant proie-consommateur.
Quels regards sur la littérature jeunesse ?
Dans un très intéressant chapitre centré sur le roman, Claude Hubert-Ganiayre nous invite à une réflexion nourrie d’exemples finement analysés. Dans le roman familial, la déchirure de la famille a remplacé le thème de l’orphelin, mais le vieux rêve de l’oasis de tendresse est toujours présent. Le roman policier, entre 1980 et 1995, a acquis ses lettres de noblesse. La vraie révolution fut la création de la collection « Souris noire » chez Syros.
Michel Defourny brosse avec brio l’évolution de l’album. Après Paul Faucher, pour qui un bon texte et une bonne image délivrent un sens univoque et indiscutable et doivent donner à l’enfant l’envie de grandir et d’avoir confiance en la vie, François Ruy-Vidal et Harlin Quist vont traiter de sujets tabous comme la mort, l’agressivité, d’où une transformation de l’image : image plastique polysémique et à riches connotations qui libère l’imagination. Pour Christian Bruel, l’image doit susciter une participation active du lecteur, jeu graphique de continuité entre le réel et l’imaginaire. L’École des loisirs fera découvrir les albums emblématiques de Iela et Enzo Mari, Leo Lionni, Tomi Ungerer… Aujourd’hui, l’album continue à se métamorphoser.
Du côté de l’édition
Michèle Piquard et Marie Lallouet présentent la décennie 1960 comme une forte période de mutation : économie prospère, création du procédé d’impression offset, légitimation de la littérature jeunesse avec l’éclosion des revues d’analyses et la création de la foire de Bologne ; ces conditions entraînent une immense créativité centrée sur l’album, avec une prise de risque des éditeurs. Michèle Piquard étudie comment les éditeurs élaborent leur offre en fonction des demandes. Marie Lallouet choisit quatre dates clefs des grands changements de l’édition : 1977, « Folio Junior » chez Gallimard (naissance du livre de poche) et J’aime lire chez Bayard ; 1981, la loi Lang qui va éviter la fermeture de librairies et défend la diversité culturelle ; 1984, raz-de-marée commercial du Sorcier de la montagne de feu qui resitue le lecteur au centre de la démarche éditoriale et montre que l’édition jeunesse peut être une industrie culturelle qui rapporte ; 1998, Harry Potter montre que la valeur la plus forte est le personnage, une nouvelle façon de faire de l’édition va naître : une licence à l’échelle mondiale qui navigue entre presse, édition, cinéma, site internet, disque, etc., et s’applique à tous les personnages qui envahissent l’univers des enfants. Elle tire une sonnette d’alarme : quelle place pour l’édition de création dans les lieux de vente et dans la vie des enfants ?
Suit un témoignage émouvant d’Arthur Hubschmid sur son parcours et son métier d’éditeur.
Suzanne Bukiet rappelle avec force que, pour apprivoiser le monde, une bonne connaissance des cultures différentes de la sienne est nécessaire à l’enfant et que l’édition se doit de la lui permettre.
Les médiateurs et les enfants lecteurs
Max Butlen aborde le problème des relations de l’Éducation nationale avec les bibliothèques et explique comment l’apparition et l’affirmation d’un autre modèle d’incitation et d’initiation à la lecture, initié par les bibliothécaires, vont contribuer à un changement d’attitude et poser avec force à l’institution la question du type de lecteur qu’il convient de former. Aujourd’hui, la littérature jeunesse fait partie des programmes officiels, l’Éducation nationale a pour objectif de former un lecteur capable de lire tous les types d’écrits et l’aptitude à interpréter est sollicitée dès l’âge de cinq ans. Le plaisir de lire du lecteur résulte de deux démarches complémentaires : l’adhésion au texte liée à l’identification et la compréhension de l’origine des émotions et des réflexions que le texte fait naître en lui. Les bibliothécaires et les enseignants ont à conjuguer leurs approches spécifiques et à faire découvrir ensemble les deux sources du plaisir, les deux types d’approche de la lecture.
Hélène Weiss interroge les rapports des bibliothèques et des enfants qui les fréquentent autour de trois axes : l’aménagement de l’espace, la constitution des collections et les animations. Elle pointe des problèmes qui devraient aider les bibliothécaires à faire évoluer leurs pratiques.
Au cours d’une table ronde autour de Véronique Soulé, Geneviève Patte relève qu’il n’y a pas beaucoup d’écrits sur l’accueil que les enfants réservent aux livres et Claire Boniface met le doigt sur l’absence de formalisation des pratiques d’animations en bibliothèque.
La promotion du livre de jeunesse auprès des jeunes
Claude Poissenot, sociologue, interroge les pratiques et les représentations des spécialistes du monde du livre jeunesse, traquant des idées toutes faites sur l’illettrisme, sur la place privilégiée de la fiction, sur l’évidence du plaisir de lire. Derrière la réelle mobilisation des médiateurs se profile la défense d’une conception de l’enfance et, au-delà, de la vie sociale.
L’enfant comme « identité personnelle qu’il s’agit de révéler » est une conception en vigueur dans les classes sociales moyennes et supérieures ; pour une partie importante des classes populaires, l’individu est moins considéré pour lui-même que dans les collectifs qui l’entourent. -Geneviève Bordet, documentaliste, pose la lecture comme une partie fondamentale du pacte scolaire obligatoire car, à travers la lecture, on ne propose pas aux élèves des quartiers populaires de partager un plaisir de lecture mais d’entrer dans un autre monde social et culturel.
La multiplication des rencontres avec les écrivains demande que l’on s’interroge sur cette pratique. Pour Moka, ces rencontres sont la plupart du temps des moments forts et émouvants. Bernard Friot pense qu’elles doivent s’inscrire dans un projet plus large pour transmettre la culture du livre (choisir des livres, en échanger, en parler, rencontrer ceux qui participent à la création de l’objet livre).
Ce livre donne envie de redécouvrir ou de découvrir les albums et les romans importants de ces quarante dernières années car, comme le dit Claude Hubert-Ganiayre, il est intéressant de repérer les œuvres qui ont résisté au temps et aux modes. Entendons cependant l’avertissement d’Isabelle Nières-Chevrel : « Écrivains encore un effort, trop de textes ne sont pas écrits. » Elle nous dit aussi que le travail scientifique des chercheurs donne de vrais repères pour mesurer les évolutions et pour penser avec un peu de pertinence le présent : tenons en compte dans notre travail de médiation.