La ponctuation ou l’art d’accommoder les textes

par Annie Le Saux

Olivier Houdart

Sylvie Prioul

Paris : Éd. du Seuil, 2006. – 200 p. ; 21 cm.
ISBN 10 : 2 02 085802 9
ISBN 13 : 9 782020 858021 : 12 €

Imaginez une page remplie de mots attachés les uns aux autres formant des phrases sans aucune coupure entre elles, une sorte de scriptio continua. Nul espace, nul accent, nulle majuscule ne viennent vous aider. À une époque où l’on a plutôt tendance à bannir tout effort dans l’apprentissage, on a du mal à concevoir le déchiffrage préalable que supposait la lecture d’un tel texte. Car c’est bien ainsi qu’on lisait avant l’apparition des premiers signes de ponctuation. Ponctuation et mise en pages naquirent donc d’un besoin de rendre lisibles et compréhensibles sans travail superflu les textes imprimés.

Partie d’un système de trois points (le point parfait, le point médian, tombés en désuétude et le point en bas, devenu, au fil du temps, notre point actuel), la ponctuation s’est peu à peu enrichie jusqu’à ce qu’une codification s’impose au XIXe siècle et que l’on atteigne les dix signes actuellement en vigueur.

Longtemps considérée par les imprimeurs puis les éditeurs comme leur prérogative – ce que de nombreux écrivains, dont Victor Hugo, considéraient comme un « abus de pouvoir », alors que Voltaire acceptait volontiers de leur laisser toute liberté –, la ponctuation ne suscite plus guère aujourd’hui de débats passionnés que chez une minorité, mais continue, tout comme l’emploi de la majuscule, à soulever de nombreuses interrogations. Auxquelles l’ouvrage d’Olivier Houdart *, correcteur au Monde.fr, et Sylvie Prioul, secrétaire de rédaction au Nouvel Observateur, apporte des réponses extrêmement documentées.

Chacun des dix signes de ponctuation a un chapitre qui lui est consacré, où sont racontés sa naissance et sa vie, son histoire et ses emplois. Usages, fonctions, préconisations des grammairiens sont étudiés et si bien illustrés par des extraits de romans ou de journaux judicieusement choisis, à la fois didactiques et pleins d’humour, collant parfaitement aux propos des auteurs – un texte parmi d’autres à lire absolument, celui de Roland Dubillard, tiré des Diablogues, sur le point d’exclamation – que même ceux que la ponctuation indiffère ne pourront s’empêcher de savourer la lecture de cet Art d’accommoder les textes.

On y apprend aussi, et ce n’est pas anecdotique, que de nombreux écrivains ont des préférences ou des rejets pour tel ou tel signe, qu’ils défendent ou assassinent. Paul Claudel, tout comme Mallarmé, avait en horreur les points de suspension : « Un point c’est tout, et trois points, ce n’est pas tout », alors que Céline voyait en eux le pointillisme de Seurat.

La ponctuation va au-delà d’une simple aide à la lisibilité d’un texte, elle exprime le tempérament et le style d’un écrivain, « elle sert avant tout à faire saisir toutes les nuances de la pensée d’un auteur et éviter ainsi de fâcheuses équivoques », lit-on dans le Code typographique de la Fédération CGC de la communication. La « lanterne rouge » de la ponctuation qu’est le point-virgule, par exemple, tellement délaissé que s’est créé autour de lui un comité de défense mené par Claude Duneton, n’en crée pas moins « du rythme […], resserre la phrase, la scande, crée en elle des résonances, toutes choses qu’un auteur aurait tort de négliger ». Prenons un autre exemple, la virgule, « la larme du compositeur », sa présence ou son absence peuvent modifier le sens d’une phrase : « Il est parti avec sa fille, Julie » ne signifie pas la même chose qu’« Il est parti avec sa fille Julie ». Le premier exemple laisse entendre qu’il n’a qu’une fille, alors que le second implique qu’il en a plusieurs. Que ceux qui penseraient que ce ne sont que de simples nuances, se réfèrent à Cyrano de Bergerac :

« Mon sang se coagule,
En pensant qu’on y peut changer une virgule. »

La ponctuation a, en fait, cette vertu de fluidifier la phrase, de la rendre expressive, d’« être la marque visible de l’oralité ». Pour nous en faire prendre pleinement conscience, en fin de chapitre, après un récapitulatif des divers emplois, les deux auteurs ont ajouté, pour certains signes – leurs chouchous ? –, un petit exercice qui consiste à rétablir la ponctuation d’un texte, et dont la solution est donnée à la fin de l’ouvrage.

Je ne peux que conseiller à tous ceux que l’usage de la ponctuation plonge dans des doutes sans fin de s’abîmer, sans crainte ni réserve, dans la lecture de ce livre à la fois instructif et plein de saveur.