Sociologie de la littérature
Paul Aron
Alain Viala
ISBN 2-13-054409-6 : 8 €
Au premier trimestre de l’année 1958, entre L’Or de Jules Lepidi et Le Marché commun de Jean-François Deniau, paraissait dans la collection « Que sais-je ? » des Presses universitaires de France la Sociologie de la littérature, de Robert Escarpit 1. Dès 1960, sortait une seconde édition. Robert Escarpit y informait le lecteur qu’en deux ans seulement, plusieurs publications 2 avaient renforcé son domaine de recherche, étudié au sein du Centre de sociologie des faits littéraires de Bordeaux nouvellement créé, qui formerait des générations de chercheurs. Une discipline était née, à la convergence d’une multiplicité de travaux dont il s’efforçait de rendre compte.
La question de la littérarité
Où en est donc l’élan initié en 1958 ? La meilleure réponse à cette question est la Sociologie de la littérature, de Paul Aron et Alain Viala. Bien au-delà de la simple mise à jour de l’essai fondateur d’Escarpit – dont le nom n’est injustement cité qu’après 43 pages d’un abrégé d’histoire de la sociologie, en tant que fondateur d’une école de « sociologie littéraire universitaire » – cette nouvelle version du « Que sais-je ? » traitant de la sociologie de la littérature s’organise autour d’un plan en trois parties totalement remanié, qui permet de rendre compte des travaux des années 1950-2000.
Une première partie historique s’attarde sur le passé et les avancées de la discipline antérieures aux années 1960. Une présentation forcément « sociologisante » des œuvres de Platon, Aristote, Rousseau, Taine ou Balzac, atteste du fait que le littéraire est porteur d’un enjeu sociologique, que ses producteurs et ses consommateurs sont investis ou s’investissent eux-mêmes d’une fonction sociale, et que toute représentation littéraire, en particulier le roman du XIXe siècle, présente, pour reprendre le titre de l’impressionnant travail de Marc Angenot un « état du discours social 3 ». Ce début n’apporte pas d’éléments nouveaux par rapport à la partie historique de l’essai de Robert Escarpit. Une présentation des travaux des années 1960-1970 y succède et permet heureusement de rendre compte du développement de la sociologie littéraire dans le contexte de bouillonnement théorique où s’exprimèrent Lucien Goldmann (Le Dieu caché, 1956 ; Pour une sociologie du roman, 1964), Pierre Macherey (Pour une théorie de la production littéraire, 1966) ou encore Louis Althusser, que Viala et Aron rattachent à leur discipline en proclamant que « la sociologie de la littérature a été, au milieu du XXe siècle, le nom sous le lequel se développait l’analyse marxiste de la littérature ». Sont aussi évoqués les auteurs anglo-saxons, tels Richard Hoggart (The Uses of Literacy, 1957) et Raymond Williams (Culture and Society, 1958) dont la sociologie culturelle critique les effets de valeur charriés dans l’analyse culturelle – auteurs méconnus en France, où la traduction non financée bénéficie surtout à Dan Brown.
Une deuxième partie est consacrée à la définition des objets, méthodes et buts de la sociologie littéraire. Définissant le texte littéraire comme : 1. « Un objet qui se prête à une diffusion différée » ; 2. « Un objet doté d’une capacité réduite à contrôler sa réception » ; 3. « Un objet combinant des éléments de contenu et de forme en “genre” » ; Aron et Viala énoncent l’objet fondamental de la sociologie littéraire, qui est « l’étude des effets d’adhésion » (p. 58). En développant une série d’analyses portant sur la sociologie des auteurs, des lecteurs ou des critiques, cette discipline se doit donc de rendre compte des jeux de valeur par lesquels est suscité l’intérêt du lecteur. L’apport d’une telle définition consiste en sa critique du quantitativisme d’Escarpit, que son souci d’ériger en branche de la sociologie l’étude de la production, de la diffusion et de la consommation des textes avait incité à négliger la question de la spécificité du fait littéraire. Si le livre doit être envisagé comme un produit, la sociologie littéraire doit aussi se poser la question de l’existence du fait littéraire auquel elle s’intéresse. Qu’est-ce que la littérarité, sinon la capacité du littéraire à se constituer en objet identifiable parmi un ensemble de pratiques sociales ? Par rapport à la sociologie littéraire de la fin des années 1950, celle dont Viala et Aron théorisent l’objet est donc soucieuse de ne pas laisser à l’histoire littéraire ou à la critique le monopole du discours sur la littérarité.
La sociologie littéraire, une discipline à vocation globalisante ?
Après l’historique et la définition des objets, une troisième partie est consacrée à l’étude des développements actuels de la discipline. L’état des travaux de sociocritique, s’intéressant au texte littéraire en tant que discours sur le social, y précède un tableau des recherches relevant de ce que les auteurs appellent la « sociologie des formes » et la « sociologie des pratiques ». Y sont décrites les principales caractéristiques du champ littéraire bourdieusien (p. 105-114), qui constitue l’avancée théorique la plus féconde de l’histoire récente de la sociologie littéraire. Les auteurs – Viala est bien placé pour le dire, qui a travaillé sur la naissance de l’écrivain à l’âge classique – précisent que cette sociologie n’est valable qu’à partir du moment où apparaît dans l’Histoire un champ littéraire autonome.
À l’issue de cette partie au découpage nécessairement rigide, où un historien, tel Chartier, est classé dans la rubrique des « sociologues des pratiques du livre et de la lecture » (p. 101) alors que son œuvre dépasse largement ce cadre, deux constats s’imposent. Le premier, c’est la quantité importante d’auteurs cités, qui atteste de la montée en puissance de cette discipline et des études qui lui sont rattachées. Près de 64 auteurs (hors écrivains cités en tant qu’objets d’étude) sont mentionnés dans cette dernière partie, qui par sa concision et ses allusions n’est pas toujours profitable au novice. Des phrases comme : « Les groupes qui se sont succédé depuis le Parnasse (Ponton), le Symbolisme (Jurt, Aron), des personnalités comme Mallarmé (Durand), Laforgue (Bertrand) ou Apollinaire (Boschetti), puis le surréalisme (Bandier ; Dubois, Bertrand, Durant), la relation à l’oralité (Meizoz), la période de l’Occupation et de l’immédiat après-guerre (Sapiro), des éditeurs comme Minuit (Simonin), Le Seuil (Serry), les milieux des intellectuels communistes (Matonti) ont ainsi été étudiés » n’apprennent rien à celui qui n’a pas lu les travaux auxquels il est fait référence, sans pour autant « prêter aux riches » éventuellement capables de mettre eux-mêmes en rapport ces auteurs. Cela est d’autant plus gênant que certains des noms cités ne se retrouvent pas dans la bibliographie et qu’il n’existe pas actuellement d’ouvrage de vulgarisation, publié par un éditeur universitaire, qui rende compte en 200 pages de l’ensemble de ces travaux.
Le second constat qui peut être fait est celui de la diversité des origines disciplinaires des auteurs cités. De Claude Duchet à Henri Mitterand, en passant par Marc Angenot et Régine Robin, Jean Duvignaut, Jean-Pierre Faye, Alain Montanon, Christophe Charle, Daniel Roche, Anne-Marie Thiesse ou encore Edward Saïd, un large spectre de chercheurs, de travaux et de disciplines est mobilisé dans ce panorama de la sociologie littéraire. S’il est précisé que celle-ci ne saurait être globale, qu’elle doit saisir séparément des ensembles d’œuvres et de pratiques afin de constituer une « sociologie des constellations d’usage » (p. 59), l’impression générale qui se dégage peut être celle d’une volonté de globalisation. Chacun voit midi à sa porte, et il est normal qu’une discipline jeune, en voie de constitution, s’efforce de rassembler autour d’elle des auteurs en provenance d’autres disciplines. Viala et Aron semblent ainsi reprendre à leur compte et à celui de « leur » sociologie, l’expression d’un article fondateur de Jean-Yves Mollier, consacré à l’histoire de l’édition, que cet historien définit comme une discipline « à vocation globalisante 4 ».