Aux frontières du champ littéraire
sociologie des écrivains amateurs
Claude F. Poliak
ISBN 2 7178 5298 0 : 34 €
Claude Poliak, chercheur au CNRS qui a déjà publié La vocation d’autodidacte (L’Harmattan, 1989) et (avec B. Pudal et G. Mauger) Histoires de lecteurs (Nathan, 1999), présente ici une étude de l’espace social que constituent les usagers des concours, revues, festivals et autres foires du livre destinés aux auteurs amateurs. Elle se fonde sur une enquête réalisée auprès des participants à un concours organisé en 1990 par France-Loisirs : il s’agissait de rédiger une nouvelle de dix à trente pages sur le thème « Votre plus belle histoire d’amour ». Les textes étaient présélectionnés par une commission de vingt-cinq professeurs, et les vainqueurs de ce premier tri étaient ensuite examinés par un jury où figuraient plusieurs écrivains professionnels (Irène Frain, Régine Desforges, Alexandre Jardin, Maurice Denuzière). Les auteurs des vingt textes retenus en fin de parcours recevaient un prix de 1 000 F et leurs nouvelles ont été publiées en un recueil diffusé à plus de 50 000 exemplaires. Le concours a attiré 4 500 participants. Claude Poliak a pu ainsi constituer un échantillon d’un dixième, auquel elle a soumis un long questionnaire (douze pages). Le taux de réponses a été remarquablement élevé : 77 %. Elle a ensuite réalisé des entretiens individuels avec nombre des concurrents. Elle tire de ce matériau une étude riche de révélations, de confirmations et de questions.
L’ouvrage débute par un chapitre qui retrace la trajectoire d’une femme écrivain amateur, ancienne ouvrière qui a publié à plusieurs reprises dans la presse féminine populaire. L’exemple vaut comme une sorte de cas typique. Ensuite, l’étude envisage le capital social et familial des participants, leurs motivations, leurs apprentissages, les genres qu’ils pratiquent. Elle se clôt par cinq autres portraits, contrastés.
Cette étude dépasse donc le seul cadre du concours qui lui donne son premier et principal aliment, pour élargir la perspective à l’ensemble des usages culturels associés à la pratique de l’écriture en amateur. Ce faisant, elle confirme ce que l’on pouvait pressentir : l’existence d’un réseau de revues, festivals, etc., mais aussi de maisons d’édition, artisanales ou publiant à compte d’auteur, qui structure ce milieu. Prévisible aussi le retour très constant, dans les récits des concurrents, d’une scolarité au cours de laquelle ils étaient « bons en rédaction » (et à l’inverse « nuls en maths »), avec une sorte de vocation d’enfance pour l’écriture. Ou encore une opposition classique entre ceux qui se présentent en « artisans » du texte et ceux qui ne jurent que par le « don ». Prévisible encore le fait que la majorité des participants soient des femmes. De même, l’étude confirme que les genres les plus pratiqués sont la poésie, le conte, la chanson, les récits autobiographiques et la nouvelle. Le roman constitue pour nombre des participants un horizon de désir, objet de tentatives en général soldées par un échec. On est frappé de l’absence totale de référence aux écritures théâtrales ; l’auteur ne semble pas avoir porté attention à cette particularité ; peut-être est-ce que les écrits pour la scène relèvent d’autres réseaux ? En tout cas, ils existent dans les pratiques amateurs…
Mais cette enquête fait aussi découvrir une foule de données moins prévisibles. Notamment que la grande majorité des concurrents sont des personnes très peu diplômées (les trois quarts n’ont pas de diplôme ou des diplômes inférieurs au baccalauréat). Plus encore : l’existence très fréquente de pratiques d’écriture dans les familles des écrivains amateurs. Ce dernier trait est particulièrement significatif (et cela aurait mérité une comparaison méthodique) d’une identité structurelle entre cet espace social et le champ littéraire.
Car Claude Poliak aboutit à la thèse, tout à fait convaincante, qu’existe ainsi, aux frontières du champ littéraire, un espace spécifique, une sorte de « sous-champ amateur », avec ses règles, ses usages, et sa logique propre. Le fourmillement des concours littéraires amateurs (par dizaines) et des revues (par centaines) en atteste la vitalité. Et ce sous-champ spécifique est frappé de dénégation par les instances légitimes du champ littéraire, alors même qu’il leur fournit un public d’adeptes chez qui la « croyance » (au sens bourdieusien du terme) est des plus enracinée. Le dernier chapitre révèle ainsi, au fil d’itinéraires contrastés, les forces et formes de cette croyance. Apparaît ainsi comment l’espace des écrivains (ou « écrivants », selon un terme naguère en vogue) s’organise entre des pôles contrastés, celui des érudits locaux, celui des rebelles et militants, celui du legs de la mémoire d’une famille ou d’un milieu.
De là ressortent aussi des questions sensibles. Deux en particulier. D’une part, celle du flou des frontières entre le littéraire reconnu comme tel et les autres pratiques de l’écriture, qui est ici nettement mise en relief. D’autre part, une interrogation plus anthropologique sur les fondements mêmes de la croyance aux vertus de l’écriture, et de l’art en général, dans les pratiques amateurs. Claude Poliak avance, en conclusion, l’hypothèse d’un désir de « laisser une trace » pour échapper à l’angoisse de la finitude humaine.
Une étude précise et utile pour réfléchir sur la dynamique des « pratiques culturelles », mais aussi pour, en suivant en cela l’auteur, remettre en question l’angoisse et les protestations de certains intellectuels de profession devant ce qu’ils considèrent comme un « déferlement » incontrôlable (2,5 millions de personnes ont rédigé au moins un manuscrit dans leur vie) là où on peut voir au contraire une source vive de la présence et la force de l’écrit aujourd’hui.