De la culture en Amérique
Frédéric Martel
ISBN 2-07-077931-9 : 32 €
La lecture de ce gros livre laisse une impression mitigée : positive, car il est une mine de renseignements ; réservée, car l’analyse présentée ne convainc pas tout à fait.
Beaucoup d’informations
Appuyée sur un long séjour américain (Frédéric Martel a été quatre ans attaché culturel aux États-Unis), 700 interviews et 434 documents d’archives (sic), cette « analyse du système culturel américain » éclaire un sujet rarement traité en France – où l’on s’intéresse plus volontiers à la production culturelle qu’aux conditions de cette production ou de sa diffusion.
L’objectif de cet ouvrage est ainsi non pas « la culture » mais l’environnement qui rend possibles sa production et sa diffusion : les acteurs publics et privés, les financements, les structures et dispositifs de diffusion, l’articulation entre le niveau fédéral et local, l’évolution de la conception même de la culture (culture élitiste/culture de masse), l’émergence du multiculturalisme et sa reconnaissance progressive par les institutions, etc.
Loin de tout simplisme, en particulier loin de toute approche banalement anti-américaine, ce livre aborde son sujet dans toute sa complexité. Car, comme en France, comme partout, l’action culturelle est un composé d’actions, d’acteurs, de représentations et de symbolique. Frédéric Martel analyse ainsi successivement les conditions de l’action publique, avec un long développement sur le National Endowment for the Arts, l’intervention privée (philanthropie et mécénat), l’organisation des structures culturelles en particulier sur le plan fiscal (les organisations « non profit »), le rôle du monde universitaire, la « commercialisation » de la culture et la diversité culturelle, imposée par le multiculturalisme.
Ce faisant, il met en particulier l’accent sur trois points où les différences sont sensibles avec la situation française. D’une part, la place du monde universitaire dans le système : non seulement les universités américaines sont des centres de diffusion culturelle, mais elles forment le futur public de la culture grâce à leur soutien actif aux activités de leurs étudiants, troupes amateurs, chorales, orchestres, etc. Les presses universitaires publient 11 000 titres par an et 700 revues. « Les universités ne sont pas à la marge du système culturel américain », écrit Frédéric Martel, « elles en sont le centre ».
Deuxième différence soulignée : l’importance de « l’économie culturelle non marchande ». L’importance du bénévolat (dans les musées, par exemple), la toujours vivace tradition de la philanthropie, aujourd’hui gérée par des fondations, l’encouragement au mécénat, le nombre de structures à but non lucratif : le poids cumulé de cette organisation amène Martel à écrire que « pour une large part, la politique culturelle américaine est une politique fiscale » (p. 304). Situation qui engendre des effets pervers, en particulier la nécessité pour les institutions de séduire d’éventuels donateurs. Prenant l’exemple du MoMA (Museum of Modern Art de New York), Martel souligne que sa récente rénovation a surtout servi non à agrandir les espaces d’exposition mais à multiplier les commodités (restaurants, boutiques, toilettes) et a fait monter le prix d’entrée à 20 dollars.
Enfin, troisième différence, le poids de l’évolution multiculturelle sur la production et la diffusion de la culture. Le souci d’élargissement des publics a rencontré l’émergence des communautés et les activités en faveur des publics « éloignés de la culture », pour reprendre une expression française, ont inscrit l’action culturelle dans l’action sociale, dans la politique urbaine et dans la réhabilitation des quartiers défavorisés – qui sont plutôt en centre ville aux États-Unis. Parallèlement, le périmètre de ce qui est considéré comme culturel a changé : le folk art, l’art rural, le primitive art, les « cultures urbaines » ont mis à bas la primauté de la high culture, héritière de la culture européenne. Le MoMA présente une rétrospective des studios Pixar, le Museum of Fine Arts de Boston une exposition de guitares, le Houston Museum of Fine Arts une exposition « Baseball as America ». Cette diversité, aujourd’hui assumée et encouragée, a des conséquences politiques, analyse Martel : « La hiérarchie entre les arts “élitistes” et la culture populaire a été bousculée, les critères ont évolué et la définition de ce qui constitue, ou non, “l’art” a changé. L’élite qui s’appuyait sur les “arts” pour défendre son statut social a été mise en minorité. Pour une part, l’idée d’une “culture commune” ou d’un espace commun a été également affaiblie » (p. 475).
Une analyse pas toujours convaincante
Passons sur le titre (pas prétentieux pour deux sous !). Passons sur quelques approximations ou erreurs (la New York Public Library « qui n’a de public que le nom », par exemple).
Ce qui laisse circonspect à la lecture de cet ouvrage, c’est le caractère incertain des concepts mobilisés. Il n’y a pas de politique culturelle aux États-Unis : telle est la thèse de Frédéric Martel – voulant signifier par là qu’il n’y a pas l’équivalent d’un ministère de la Culture susceptible de piloter, impulser l’action publique. Pour autant, il emploie la formule « politique culturelle américaine » pour titrer son chapitre 3, et p. 72, 114, et aussi p. 137, 139, 154, 165, 168, 172, et encore p. 184, 187, 197, 213, 284, 304 et j’en ai sans doute oublié. Étrange, non ?
Autre perplexité : l’action locale, au niveau des États et des communes, est complètement sous-estimée. Les budgets communaux sont vus comme des subventions (p. 208-214). Le concept même de politique culturelle municipale est récusé.
C’est, pour être honnête, que l’action en faveur de la culture aux États-Unis est une réalité complexe. Frédéric Martel le souligne à plusieurs reprises, regrettant les difficultés de l’analyse (p. 207, 220, 301, 304, 329, 457, etc.).
Il convient de lui en donner acte. Et de saluer l’entreprise, dont les apports sont plus importants que les insuffisances. Pour une fois, la question culturelle aux États-Unis, le système culturel américain, sont traités comme des objets d’étude et non de polémique ou de dérision. On ne peut que s’en réjouir.