L’homme qui voulait classer le monde
Paul Otlet et le Mundaneum
Françoise Levie
ISBN 2-87449-022-9 : 24 €
Quaero universalem bibliothecam 1
« La mission de Google est d’organiser l’information du monde. » Ce sont ses créateurs qui le disent, avec un mélange irritant d’orgueil et de naïveté (feinte) 2. Une telle affirmation est, au sens propre, totalitaire. Passé le premier mouvement d’incrédulité ou d’indignation, elle provoque en réaction, le plus souvent, le scepticisme. Comment une ambition si démesurée serait-elle réalisable ? Mais, comme chaque lecteur du BBF le sait bien, elle fait aussi vibrer une corde particulièrement sensible dans l’esprit (et, souvent, le cœur) de tout bibliothécaire : devant lui (elle) se dresse l’image idéale d’un savoir totalement identifié, nommé, classé et maîtrisé, le rêve babélien de la bibliothèque unique et universelle, étape ultime de la quête bibliothécaire. Devant l’annonce fin 2004, par le mastodonte des moteurs de recherche, de son intention de numériser au moins 15 millions de livres de bibliothèques 3, les professionnels des bibliothèques ont ainsi été partagés entre des sentiments contradictoires, où d’ailleurs les lignes de fracture philosophiques ou politiques semblaient curieusement se déplacer : les modernes, les adeptes du wiki, du blog, les hérauts de l’Internet libertaire et du savoir gratuit, charmés par les sirènes Sergei et Larry 4, semblaient oublier que c’étaient des champions de l’ultra-libéralisme, du profit à tout prix et de ce qu’on stigmatise d’ordinaire sous le nom d’impérialisme américain, qui susurraient ces chants si doux, et les anciens, les « vieux de la fiche » et les sectateurs du papier jauni n’étaient que méfiance et suspicion, inexplicablement dédaigneux devant la promesse enfin offerte de la bibliothèque universelle à portée de souris.
Un projet explicité
À lire la deuxième édition, mise à jour en septembre 2006, du livre de Jean-Noël Jeanneney, écrit pour développer le propos qu’il avait énoncé le 24 janvier 2005 dans une tribune du Monde, il est plus aisé de faire la part des réactions à chaud devant une prise de position française qui, ramassée dans un appel un tantinet solennel, avait pu ressembler à un repli frileux du village gaulois devant le triomphe annoncé de l’Empire, avec une teinte de chauvinisme. Au contraire, le livre permet à l’historien qu’est Jean-Noël Jeanneney de préciser sa pensée en la déployant, de présenter dans le détail le projet de Bibliothèque numérique européenne 5, moins concurrent que parallèle et complémentaire à Google Book Search, et d’en expliciter les enjeux. Plaidant pour la diversité culturelle, mais aussi pour le rôle social et culturel des bibliothécaires qui, écrit-il, « se maintiendront plus que jamais dans la petite troupe des médiateurs dont la fonction ne devrait pas cesser de grandir en importance », il rejette, avec la courtoisie d’un diplomate expert en langue de bois précieux 6, la suggestion d’une action collective en réseau, de type « collaboratif », parce qu’il croit, en loyal serviteur de l’État, à la supériorité d’une action publique clairement pilotée. Sans prétendre se substituer, pour une telle analyse, aux spécialistes en sciences de l’information, il pointe aussi au passage toutes les faiblesses conceptuelles (et non techniques) des surpuissants moteurs de recherche généralistes d’aujourd’hui, mais nous laisse faire le reste du chemin : accepter en parallèle la faiblesse au moins aussi grave de nos propres outils, de nos services et de nos langages bibliothécaires 7. Enfin, pour revenir à notre propos liminaire, l’auteur récuse, dès les premières pages de l’ouvrage, l’idée même de bibliothèque universelle. « Il ne peut exister, tout au plus, que des regards spécifiques sur l’universel. Des choix se font toujours, obligatoirement. » Dans son esprit, seule la hiérarchisation de l’offre (qui emporte, comme on dirait en droit, la sélection), est susceptible d’ouvrir à une vraie universalité.
Un précurseur
Si la question semble courir comme un fil rouge dans l’histoire des bibliothèques, l’explosion documentaire, le progrès technique et, plus près de nous encore, la mondialisation, en ont radicalement changé les termes, ces dernières années. Ce bouleversement de notre univers conceptuel rend plus frappante encore la prescience de certains pionniers, comme Paul Otlet. À l’énoncé de ce nom, le bibliothécaire rameute ses souvenirs d’école. Pas de la Communale, non, mais de l’école de bibliothéconomie où il a sué sur les classifications, les indexations et la litanie jamais achevée des répertoires bibliographiques. Car Otlet est un nom qui évoque forcément (mais de plus en plus vaguement) quelque chose à notre mémoire collective. La biographie de Françoise Levie, publiée l’automne dernier à Bruxelles, la première en français semble-t-il 8, vient à point nommé nous rappeler l’importance du travail entrepris par le Belge Paul Otlet (1868-1944) aussi bien en matière bibliographique que pour la fondation d’organisations internationales consacrées à la paix et à la coopération intellectuelle. Otlet, juriste très tôt passionné par les questions de classement, de repérage et d’identification des sources d’information, crée en 1895 l’Office international de bibliographie. Il découvre au début du XXe siècle la classification de bibliothèque inventée aux États-Unis par Melvil Dewey. Séduit, mais trouvant l’objet imparfait (trop simple, sans doute, en tout cas trop pragmatique et pas assez universaliste), il entreprend de l’adapter avec son ami et alter ego, Henri Lafontaine (prix Nobel de la paix en 1913). Ils mettent ainsi au point la Classification décimale universelle, la CDU 9, dont la première version fut publiée en 1905. Le « grand œuvre » d’Otlet bibliographe fut le Répertoire bibliographique universel, poursuivi, malgré deux guerres mondiales et de terribles vicissitudes, jusqu’à la fin. À sa mort le répertoire conservait plus de 15 millions de fiches (au format 12,5 sur 7,5 cm, les fiches normalisées de notre enfance bibliothéconomique !).
Mundaneum et paix mondiale
Le projet d’Otlet et Lafontaine visait tout bonnement à rassembler l’ensemble des connaissances du monde, à les répertorier, à les classer et à les rendre accessibles. Un rêve d’universalité qu’aucun obstacle ne devait empêcher d’atteindre : ni les nations 10, ni les techniques, ni les contingences économiques, et qui apporterait avec lui la paix mondiale. Ainsi fut conçu le Mundaneum, centre de documentation universel, englobant musées, bibliothèques, service de documentation, université, associations internationales. Lire l’histoire de cette utopie totalitaire, mais pacifiste, à laquelle Otlet crut jusqu’au bout, avec une extraordinaire force de caractère et, hélas, un aveuglement total, passionne et souvent, fend l’âme. Car les dernières années ont quelque chose de pathétique. Ni le Palais mondial, ni la Cité mondiale ne se réalisent. Les moyens s’amenuisent. Le Mundaneum 11 périclite avant d’être pillé et fermé, Otlet perd peu à peu contact avec la réalité, toutes les portes se ferment devant lui. Mais, en visionnaire qu’éclaire l’intuition initiale, il ne renoncera jamais à son utopie. Celle « d’un unique livre, le livre universel », constitué de tout le savoir de toutes les bibliothèques, rendu intelligible par le classement et la bibliographie, et accessible à toute la communauté, y compris à distance. Car si Otlet ne pouvait imaginer Google, il croyait déjà à la télé-communication et il eut la prescience, avec de rares autres esprits contemporains, comme H.G. Wells, de ce qui deviendra Internet. Le livre de Françoise Levie (qui a également réalisé un documentaire vidéo sur Otlet et le Mundaneum), est vivant, bien écrit, attachant. Avec beaucoup d’empathie et la lucidité nécessaire, elle rend justice à un théoricien et à un pionnier de la documentation moderne 12 injustement oublié. Elle fait revivre dans toute sa vérité un homme singulier, qui ne rêvait que d’universel.