Les écrivains à l’école du trésor ?
Odile Nublat
Il ne faut voir aucune malice au fait que, le 20 octobre 2006, a été organisée à l’École du Trésor à Lyon, une journée consacrée aux « conditions d’existence sociales et économiques » des écrivains.
À l’origine de cette journée : l’Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation (Arald), structure régionale de mise en œuvre de la politique du livre commune à la Drac et à la Région Rhône-Alpes. Après des journées de réflexion sur les droits des auteurs, la publication d’une plaquette sur la rémunération des auteurs, l’annuaire des auteurs et traducteurs de Rhône-Alpes accessible en ligne 1, l’Arald butait sur la rédaction d’un outil sur lequel les auteurs puissent s’appuyer pour gérer leur situation financière. L’Arald a alors proposé à la Région et à la Drac Rhône-Alpes que soit menée une étude sur la condition d’écrivain aujourd’hui.
L’étude de Bernard Lahire
L’étude a été confiée à Bernard Lahire, sociologue dans la filiation de Pierre Bourdieu, enseignant chercheur à l’École normale supérieure de Lyon, connu notamment pour son travail sur l’illettrisme et sur les pratiques culturelles des Français. L’étude a été réalisée de 2004 à 2005 et publiée à La Découverte à la fin de l’été 2006 2. Le livre a eu une presse considérable de laudateurs autant que de détracteurs.
Les partis pris de regarder les auteurs du point de vue de leurs conditions matérielles d’existence, de mener l’enquête auprès des quelque 800 auteurs publiant à compte d’éditeur sans considération de la qualité littéraire de leurs textes, et vivant en région, en l’occurrence Rhône-Alpes, semblent avoir beaucoup dérangé.
Que nous apprend l’étude ? Que les auteurs, considérés très souvent comme individualistes ou peu soucieux de leurs droits, ont répondu à 65 % à l’enquête. Que l’univers littéraire est peu professionnalisé, peu institutionnalisé : pas de droit d’entrée (pas de formation ou de diplôme de création littéraire), une multiplicité de faiseurs de carrière (éditeurs, critiques littéraires, libraires, bibliothécaires, prix…). Que dans ce jeu où on entre et on sort, les interruptions de carrière sont la règle, la double activité est le prix à payer, l’investissement dans l’écriture et la qualité littéraire sont inversement proportionnels aux revenus que l’on en retire. La majeure partie des auteurs vit d’une activité professionnelle autre que l’écriture. Au-delà des figures romantiques de l’écrivain-maçon, de l’écrivain-gardien de nuit, les chiffres confirment que nombre d’entre eux sont surdiplômés, issus de milieux socialement favorisés, ou exercent des métiers qui requièrent des compétences proches de celles nécessaires à l’activité d’écriture : enseignement, journalisme, cadres supérieurs, édition, culture. Que les écrivains sont des femmes et des hommes à vie multiple, écartelés entre leur métier d’écrivain, leur deuxième métier et leur métier d’homme.
Regards croisés sur la condition d’écrivain
Qu’est-ce qui manque le plus aux auteurs ? Du temps, du temps et du temps et des espaces pour écrire. Les 800 auteurs le disent et Brigitte Giraud, écrivain de Rhône-Alpes publiée chez Stock, le redit à la tribune dans une relecture sensible et radicale de l’étude. Elle dit aussi le combat permanent entre ces vies multiples, la difficile construction de l’identité, de la légitimité de l’écrivain et l’importance du regard d’autrui. Elle dit l’argent rare toujours vécu comme sale. Elle dit un rapport de forces économique et social défavorable à l’auteur. Elle dit une société et un univers littéraire qui tendent de plus en plus vers l’uniformisation et la commercialisation de la pensée.
En écho, l’assistante sociale de la Société des gens de lettres (SGDL) décrit devant une salle de plus de 400 bibliothécaires, organisateurs de manifestations littéraires, acteurs culturels et décideurs de la culture, la précarité de certains auteurs. En contrepoint, l’éditrice Sabine Weispeiser défend un rapport entre auteur et éditeur où la qualité du texte prime et où l’auteur accepte le fonctionnement de la chaîne industrielle éditoriale en contrepartie de l’acceptation de son texte. Jean-Claude Bologne de la SGDL, invoquant Balzac, appelle à une définition « pour l’avenir », d’un auteur qui ne serait plus un rentier, un pensionnaire ou un feuilletoniste mais un auteur qui vivrait des droits et des revenus issus de son travail d’auteur.
Florence-Marie Piriou de la Sofia et Olivier Bosc, chargé du livre auprès du ministre de la Culture, rappellent les avancées récentes et toujours à poursuivre du statut social des auteurs : la loi sur la rémunération des auteurs au titre du droit de prêt en 2003, la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins en 2006. Sylvie Goutte-baron, directrice de la Maison des écrivains à Paris, insiste sur la nécessité de rendre la parole aux auteurs dans l’espace social et les médias. Florabelle Rouyer, chargée des auteurs au CNL (Centre national du livre) donne des exemples de travail concerté entre les différents acteurs de la chaîne du livre pour des dispositifs plus pertinents de soutien aux auteurs et affirme l’intérêt de l’étude qui porte à la connaissance du public la condition d’écrivain aujourd’hui.
Interrogé sur des pistes de solution, Bernard Lahire répond, sous les applaudissements nourris de la salle, que la condition actuelle des auteurs est liée aux rapports de force dans l’économie du livre qui obligent l’auteur à avoir un second métier, rapports de force installés depuis la naissance de l’édition moderne à la fin du XIXe siècle, par une société qui, par ailleurs, accepte de payer ses enseignants mais pas ses créateurs. En sociologue rigoureux, il se défend d’avoir une solution mais invite les différents acteurs du livre à analyser quelle société du savoir, quelle vie des idées et quelle place pour les auteurs, aujourd’hui maillon le plus précaire de la chaîne du livre, ils veulent construire ensemble. La balle est à nous.