Visages de la censure
Martine Itier-Cœur
Les 9 et 10 novembre 2006, dans les murs du musée des Abattoirs à Toulouse, se sont déroulés deux jours d’intenses débats * organisés par le Centre régional des lettres Midi-Pyrénées. Les intervenants se sont appliqués, chacun dans son domaine, à réveiller notre vigilance de citoyens.
Censure et création
Laurent Martin (Institut mémoires de l’édition contemporaine), dans son intervention sur l’histoire comparée des censures, a rappelé que « penser les censures dans l’histoire, c’est penser et se pencher sur l’interdit, l’usage des morales ». La censure est la vision négative de notre société, et pourtant, tout le monde la pratique. N’y a-t-il pas là un usage abusif du terme « censure » ? Objet polysémique, tous les moyens d’expression dans tous les domaines sont concernés.
Ce sera l’œuvre « caviardée » par les éditeurs (Violette Leduc par Gallimard), par les proches (Emily Dickinson, le pronom « she » remplacé dans ses poèmes par « he »), par l’auteur lui-même (Gide et son voyage en URSS). Que ce soit pour des motifs idéologiques, moraux, la censure fait plier au nom des « bonnes mœurs ». Le lecteur ordinaire ne pourra jamais supposer l’œuvre dans sa pure créativité…
C’est Éric Hazan (éditions La Fabrique), qui montre la deuxième facette de la censure. Il démontre que la logique de création est antinomique à la logique marchande sauf si l’éditeur vit dans l’indépendance. Cette censure économique est multiple : la rentabilité ne saurait cacher le phénomène de dilution dans la production éditoriale. Le monde des critiques littéraires sert les grandes maisons d’édition détentrices d’immenses pouvoirs financiers.
François Gèze (éditions La Découverte) mesure la censure à travers un angle d’approche assez différent. Il pose le problème récurrent de la distribution, de l’accès des livres à la table des libraires. Il appuie son analyse en rappelant l’importance capitale de la librairie indépendante. Pour lui, la presse « archi-verrouillée » subit de plein fouet la censure, voire l’autocensure, par la part essentielle des décideurs que sont les actionnaires.
Serge Halimi (université Paris VIII, Le Monde diplomatique) dresse un réquisitoire contre tous ceux qui ne veulent pas dénoncer la censure. Les justifications sont multiples : une non-maîtrise des médias associée à une complexité des enjeux, souvent patinée par des relents de déjà-vu, déjà entendu. Derrière les silences, se tapit souvent la gêne d’une envie de réussite sans heurts. « Transformer le plomb de la désinformation en or de la critique sociale » vous ferme les portes de la société civile. Ces fuites en avant puisent-elles leur source dans la lassitude de combattre ?
Formatage idéologique, manipulation politique
Philippe Val (Charlie Hebdo) examine un cas de censure insidieuse : Le Figaro publie une lettre assez agressive émanant de l’évêché du Var. L’objet de cette missive est la demande expresse de ne pas faire de don au Téléthon, pour le motif que la recherche, en testant l’embryon, porte atteinte à la vie, valeur incontournable de l’Église ! La censure s’exerce dans des domaines peu visibles, à travers des critères très ciblés : la sexualité et l’origine du pouvoir. Notre société repose sur la notion de liberté de conscience (État + religions) et non sur la liberté de pensée. Le pouvoir ne doit jamais être mis en danger. La légitimité de l’autorité de l’État se confond toujours avec l’image d’un être suprême.
Au nom de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Fellini n’est plus programmé à la télévision à 20 h 30. Cette censure a priori encadre toutes les œuvres d’art qu’elles soient cinématographiques, théâtrales, éditoriales, picturales. L’ouvrage Rose bonbon, de Nicolas Jones-Gorlin, accusé de pédophilie, sera vendu sous film transparent par l’éditeur. Pour une avocate d’extrême droite s’appuyant sur la loi de 1998, un enfant nu serait une image associée à la pornographie. Ces exemples, figures des extrêmes, ont permis à Agnès Tricoire (avocate) de s’interroger sur la définition de la littérature, la notion d’œuvre et celle de message.
La loi de 1992, loi « anti-discrimination » est en passe d’être récupérée par l’Église de France comme une loi « anti-blasphème ». Cette dérive est grave, comme est préoccupante l’histoire des caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo. Résultat d’un concours lancé par une maison d’édition danoise pour illustrer un documentaire jeunesse, ces dessins sont publiés par un journal danois, repris par France Soir Les esprits s’échauffent, le directeur est remercié. Charlie Hebdo décide de riposter : toute la presse doit publier au même moment, les caricatures. Seul L’Express le suivra dans ce combat pour la liberté d’expression.
Car, a rappelé l’avocat Emmanuel Pierrat, la presse française, assujettie à la loi de 1949, a toujours été garante des valeurs de notre société. Il est fait mention de l’interdiction pour les ouvrages destinés à la jeunesse de présenter sous un jour favorable la débauche, la lâcheté, le vol, la paresse… les préjugés racistes (ajout de 1980). Grâce ou à cause de cette loi appliquée à l’époque à la lettre, dans Le Journal de Mickey les Rapetous ne vont jamais en prison dans l’édition originale ; en France, oui ! La commission de la censure a sévi, depuis 1949, sur 5 200 livres : la mort annoncée de l’éditeur poursuivi.
Face à ce tableau assez noir, Philippe Roussin (CNRS) pense que l’instrumentalisation de la fiction n’est pas innocente mais peut parfois développer les métaphores. Il insiste sur le fait que la fiction sera toujours une assertion feinte qui ne peut se réduire aux intentions du lecteur. La liberté d’écriture se frotte à la réception de l’écrit, il peut y avoir achoppement, voire des actions condamnables (fatwa). Avec la mort de l’auteur meurt la création.
Le formatage idéologique et la manipulation politique s’imposent comme le danger de demain. Christian Salmon (écrivain) soulève la question du rôle des récits dans la transmission culturelle et démontre comment les « stories » parviennent à se substituer aux arguments raisonnés. C’est l’engouement pour le « storytelling », nouvelle méthode de manipulation.
Pascal Ory (université Paris I) nous a rappelé que l’angélisme n’avait pas lieu d’être dans ce débat et qu’il fallait être conscient de notre propre responsabilité : le censeur serait toujours l’autre ? Toute institution tend à défendre ses valeurs. Conclusion de Pascal Ory : « Ce n’est pas grave : c’est tragique. »